L'avenir de la philosophie est-il grec ?

 

[pour le collectif dirigé par C. Collobert, L'Avenir de la philosophie est-il grec ?, Montréal/Paris, Bellarmin, collection « Noesis », 2001]

1. Oeuvre de réminiscence, la philosophie est l'espoir d'un autre discours

         L'avenir de la philosophie est-il grec ? Nous n'en savons strictement rien. Hegel a bien raison, la philosophie n'a jamais su prédire l'avenir, lequel n'en serait d'ailleurs pas un s'il était prévisible. Pour le savoir, il faudrait aussi savoir ce qu'est la philosophie. Or nous ne le savons que par les Grecs. Gadamer aime dire du terme de philosophia qu'il est grec de sa première jusqu'à sa dernière lettre, mais même en grec, il ne nomme rien de bien défini, car il désigne lui-même une tension, mieux, un « amour », voué à un savoir, mieux encore, une « sagesse », que nous ne possédons pas parce que nous ne faisons que l'aimer. En plus d'un sens, y compris ceux qui sont très méchants, on peut dire du philosophe qu'il ne sait pas ce qu'il veut. Cette fois, c'est Kant qui a raison : il est absolument impossible de définir la philosophie, on ne peut s'en faire une idée qu'en philosophant, c'est-à-dire en étant pris par elle. Toute définition passe nécessairement à côté de ce qu'elle est, car celui qui « sait » ce qu'est la philosophie ou ce vers quoi elle tend, n'est plus philosophe, mais « sophe », si l'on ose dire. Le néologisme est tellement affreux qu'il n'a aucune chance dans nos langues modernes. Le terme existe, bien sûr, en grec (sophos, « sage »), où il est même plus ancien que celui de philosophe. Il évoquait un idéal de sagesse, que les Grecs de la période classique associaient volontiers aux Sept Sages, mais il s'agissait d'un terme rétrospectif, nostalgique en quelque sorte. Les « sophistes » se sont sans doute auréolés de son prestige lorsqu'ils se sont mis à enseigner un certain « savoir-faire », mais Platon, ou Socrate, en fut si scandalisé que l'une de ses tâches les plus pressantes - et les plus actuelles (si l'on tient à parler de l'actualité de la philosophie grecque) - fut de montrer que les sophistes ne savaient rien, ou rien d'essentiel. Si Socrate, lui, savait quelque chose, c'est qu'il ne savait rien. Les logiciens d'aujourd'hui y dénonceraient probablement un paradoxe, une « autocontradiction pragmatique », les pauvres, mais il est clair que c'est cette docte ignorance qui a amené Platon à inventer le beau mot de philo-sophia, refusant expressément le terme de sagesse, que Parménide réservait déjà, et sagement, au discours d'une déesse.

Comme tout amour sans doute, la philosophia est aveugle, puisqu'elle ne sait pas, ni ne peut savoir ce qu'elle aime, son seul savoir résidant dans la reconnaissance de l'inanité des discours et des pseudo-savoirs qui ont cours. C'est d'eux que traitent toujours Parménide, Héraclite et Platon, lorsqu'ils semblent revendiquer une espèce de perspective métahumaine, celle de la déesse, du logos ou de l'idée, qui « se trouverait » quelque part dans un « autre » monde, purement noétique' Pour évoquer cette « autre » perspective, Platon parle ironiquement de « réminiscence ». Ironiquement parce qu'il ne cherche certainement pas par là à exalter la parfaite vision d'antan (et dont, de fait, personne ne se souvient vraiment), il veut seulement rappeler à quel point la pensée requiert un effort inouï pour des êtres corporels comme nous : Dieu qu'il est difficile de penser dans un corps' Penser, c'est se désencombrer de la fange des opinions pour se tourner vers l'essentiel, dépasser le plan des apparences et du bavardage (doxa). La réminiscence a les yeux tournés vers les discours caverneux, trop humains, que tiennent et qui tiennent les hommes captifs. La philosophie (grecque) est un peu l'espoir d'un autre discours.

2. La disparition sans doute irréversible du grec

         Cet espoir a-t-il un avenir ? En un sens oui, puisque tout espoir est espoir d'avenir. Mais avant de se prononcer sur un éventuel avenir grec de la philosophie, il faudrait se demander si le présent de la philosophie est encore grec, mais aussi si son passé l'a vraiment été. Parlons d'abord du présent, puisque nous y sommes encore. Le présent de la philosophie est-il grec ? Tout philosophe - mais ce terme n'est à peu près plus revendiqué par personne aujourd'hui, comme si nous éprouvions à son égard la révérence qui était celle des Grecs face au mot sophos - sait vaguement qu'il emploie un terme « grec » et les sites web des sections de philosophie s'orneront volontiers de bustes de penseurs grecs. À ce titre, le look de la philosophie est encore assez grec, mais sa substance l'est-elle encore ? Cela est plus que douteux, et se marque à plusieurs indices. Linguistiques d'abord : même si la philologie a fait des progrès considérables depuis deux siècles, quand elle a commencé d'exister en quelque sorte, le grec n'est plus une langue que la plupart des philosophes maîtrisent. Il n'ont guère la chance, ni la patience de l'apprendre, situation qui tient au déclin de l'éducation humaniste, fondée sur l'évidence des lettres grecques et latines. On peut s'affliger de cette situation, mais elle est très probablement irréversible. Ceux qui font encore du grec ont quelque chose d'un peu archaïque, dont la passion semble confiner à l'affectation. De ce point de vue, le présent de la philosophie n'est pas très grec et son avenir ne promet guère de l'être davantage. Mais si le présent de la philosophie n'est pas très grec, c'est pour une raison autre que linguistique.

3. Le fossé récent entre la philosophie et la science

Au cours des deux derniers siècles, la philosophie a été largement éclipsée par un type de savoir avec lequel elle s'était jusque là confondue, celui de la « science ». Jusqu'à Hegel, philosophie et science ont généralement fonctionné comme des synonymes dans la culture occidentale. La conception de la science a beaucoup évolué au cours de la modernité, mais depuis les Grecs, la science s'est toujours comprise comme une science du « pourquoi » ou de la raison (dioti) des choses. C'est pourquoi Aristote dit, au début de sa Métaphysique, que la science qui porte sur les premières causes doit être appelée la philosophie première. Il pense certainement à la même discipline lorsqu'il évoque au livre Gamma l'idée d'une science (epistèmè) qui contemple l'être en tant qu'être. Il n'y a donc ici aucune opposition entre la philosophie et la science. Et pour Aristote, la science porte nécessairement sur l'essence : connaître une chose ou un genre, c'est connaître sa définition, ses propriétés et ses espèces. C'est évidemment cette idée d'une science de l'essence que la modernité a mise à mal (mais très souvent au nom d'un « empirisme », que tout le Moyen Âge associait pourtant à la figure d'Aristote !), mais l'identification de la philosophie et de la science, elle, n'a pas été remise en question au XVIe et XVIIe siècles. À la connaissance de l'essence, elle a largement substitué une connaissance des « lois » qui régissent les phénomènes. Or c'est ce type de savoir qui, de proche en proche, en est venu à se dissocier de sa terre d'origine, à savoir de la « philosophie », reléguée depuis lors à l'ordre des visions du monde. Cet ordre se trouve tantôt valorisé, quand on veut y célébrer l'ordre des questions ultimes ou fondamentales, tantôt dévalorisé lorsqu'on le considère comme un domaine de questions à propos duquel il n'y a pas de science et dont on peut débattre sans fin, voire inutilement, en sorte qu'un large pan de la philosophie, celui qui s'inscrit, par exemple, dans la tradition wittgensteinienne, mais aussi dans la postérité kantienne de la Dialectique transcendantale, estime que l'une des tâches les plus urgentes de la philosophie est précisément de nous guérir de la philosophie et des attentes, vaines, qu'elle ne manque pas de susciter. La meilleure philosophie serait l'anti-philosophie, pour le plus grand bonheur de la science !

La dissociation de la science et de la philosophie tient, comme chacun sait, à la spécialisation du savoir et au type de certitude méthodique que cette spécialisation rend envisageable. En un sens qui n'implique ici aucune valorisation, car il engage notre destin, ce savoir, spécialisé et méthodique, qui se distingue fièrement de la philosophie, accomplit un certain retour à la conception sophistique de la sagesse : la science moderne promet, en effet, d'enseigner un certain savoir-faire, d'assurer une certaine maîtrise et de produire des résultats, vérifiables et rentables. Mesuré à de tels critères, le savoir philosophique ne fait pas le poids, à telle enseigne que l'on hésitera à parler ici de savoir, encore moins de « science » (comme cela se fait cependant encore en Allemagne, mais l'usage anglo-saxon du terme finira aussi par s'y imposer). Si la philosophie pouvait être considérée chez les Grecs, comme chez les médiévaux, comme la première des sciences, elle se trouve aujourd'hui volontiers bannie de l'ordre du « savoir », réservé à la science.

Cette situation est à la fois grecque et non-grecque. Si l'exclusion mutuelle, et moderne, de la philosophie et de la science n'est pas vraiment grecque, les grands penseurs grecs savaient déjà que la philosophie n'était pas une affaire de maîtrise (ou d'utilité), mais l'amour ou l'espoir d'un autre savoir, d'un autre être. En ce sens, le présent de la philosophie, dans l'infime mesure où la vérité n'est pas entièrement considérée comme une affaire de science, recèle peut-être encore quelque chose de grec. Du moins, est-il permis de l'espérer.

4. Le passé de la philosophie a-t-il jamais été grec ?

La question peut paraître stupide. Mais si elle se pose, c'est, banalement, parce que les Grecs eux-mêmes ne savaient pas vraiment qu'ils étaient grecs ou à quel point ils l'étaient. La question de la « grécité » de la philosophie ne se posait donc guère pour eux. Ayant inventé le terme, ils ne pouvaient pas comparer leur philosophie à celle des autres cultures (qu'ils connaissaient fort mal, y compris celle de l'Égypte, dont certains penseurs se présentaient parfois comme les héritiers). Un Grec n'aurait donc jamais pu expliquer en quoi sa « vision du monde » était spécifiquement « grecque ». De même que les poissons ne savent rien de leur condition aquatique, de même les Grecs ignoraient tout de la philosophie grecque.

Il n'y a donc rien de grec à se demander si l'avenir de la philosophie sera grec. On présuppose alors, par une nostalgie qui doit sans doute tout à notre modernité, une conception de la « grécité » que les Grecs eux-mêmes n'ont jamais pu thématiser. On peut même se demander s'il est possible d'atteindre quelque chose de tel que l'expérience grecque. On doit à Heidegger de profondes méditations sur cette condition tragique de tout dialogue avec les Grecs : peut-on, en effet, faire une expérience du grec qui ne soit pas déjà prédéterminée, et limitée, par l'horizon du présent [1]  ? D'où son effort héroïque qui consistait à retrouver, à surprendre quelque chose de cette expérience originelle en se mettant à l'écoute des maîtres-mots de la langue, phusis et aletheia, au lieu de s'en remettre aux « doctrines » qui sont réputées avoir été celles des Grecs et que les doxographes nous ont rapportées (mais en se servant très souvent, comme chacun sait, de leur propre terminologie, tardive et assez déformante). C'est une tentative qui n'avait guère été entreprise de façon aussi systématique avant lui, quand le rapport aux Grecs n'était qu'une affaire doxographique ou historique.

5. Le grec ne devient grec que dans le monde romain

Si les Grecs ne se sont jamais penchés sur leur expérience spécifiquement « grecque », les Romains, eux, avaient une conscience assez aiguë de cette grécité. Ils savaient très bien que l'essentiel de leur savoir et de leur philosophie leur était venu des Grecs, qu'ils furent aussi les premiers à idéaliser : lorsque l'empereur Marc-Aurèle a voulu faire de la philosophie, il l'écrivait en grec, comme c'est en grec que Plotin enseignait à Rome. Jusqu'à la fin de l'Antiquité, et du monde romain, les grandes écoles de philosophie restèrent jalouses de leur « grécité ». Comme l'a montré le beau livre de Rémi Brague [2] , les Romains ont toujours été conscients d'être les héritiers d'une autre civilisation, qu'ils se sont dès lors efforcés de traduire, c'est-à-dire de transporter (trans-ducere) de l'autre côté de l'Adriatique. Ce fut l'âge d'or de la philosophie « grecque », puisque, par la suite, la philosophie n'a plus vraiment été une affaire grecque, mais latine - ce qu'elle n'avait guère été pour les Romains eux-mêmes. On veut dire par là que la philosophie s'est, depuis lors, principalement déployée à partir des traductions latines des concepts grecs.

C'est d'ailleurs ce qui a amené Heidegger à soutenir que la philosophie n'avait peut-être connu que deux grandes langues, le grec et l'allemand. Il ne voulait pas dire par là que la philosophie n'était possible qu'en grec ou en allemand, ce que des auteurs malveillants ont qualifié de « racisme métaphysique ». Il rappelait seulement que la philosophie ne s'était développée en prise directe sur les phénomènes qu'à partir du grec et de l'allemand. C'est que les Latins et leur postérité ont effectivement développé leur pensée en partant des termes que les Grecs avaient déjà élaborés et qu'il se sont simplement efforcés de traduire : eidos est devenu species, hypokeimenon subjectum, ousia substantia, aletheia veritas, pistis fides, etc. Ces traductions ont à leur tour été reprises à peu près telles quelles dans les langues modernes dérivées du latin. Quand nous pensons donc à la substance, au sujet, à l'espèce, à l'idée, à la rationalité, à la justice, nous pensons encore au sein de traductions latines de termes et d'expériences grecques. Heidegger nous a aidés à l'apercevoir. Il a surtout bien vu que, souvent, la pensée moderne, latinisée jusqu'à la moëlle, en restait à des constructions abstraites, dictées par l'ordre des mots, sans prise phénoménologique sur les choses, prise qui était encore celle des Grecs. Il s'est lui-même refusé à reprendre ces concepts latins, préférant suivre le génie de sa propre langue. C'est ce qui l'a amené à parler de Dasein (au lieu de subjectum), de Verstehen (au lieu d'intellectio), de Stimmung (au lieu de passio), etc. Certaines des trouvailles de Heidegger étaient moins réussies que d'autres, mais son impulsion phénoménologique avait quelque chose de puissamment grec. Avant lui, et je crois qu'il est permis d'y voir sa contribution la plus durable, et la plus secrète, aux études classiques, ceux qui s'intéressaient aux Grecs ne se rendaient pas compte qu'ils le faisaient, d'instinct, à partir de concepts latins. Avec Heidegger, un autre rapport aux Grecs est devenu possible : un rapport plus grec, ou enfin grec. Mais si ce rapport constitue l'idée régulatrice de toute étude des Grecs, on peut néanmoins se demander s'il est vraiment possible de comprendre les Grecs sans les traduire.

 

6. Détruire, mais aussi traduire : Heidegger et Gadamer

         On a vu que Heidegger avait une conscience mais très vive de la tragédie de tout dialogue avec les Grecs : comment savoir, en effet, si ce rapport ne reste pas teinté, malgré ses meilleures intentions, par l'horizon du présent et une terminologie qui reste largement latine ? C'est ce qui l'a amené à lancer le mot d'ordre d'une « destruction », dont l'une des intentions historiques était de défaire et, d'abord, de rendre perceptibles les couches de latinité qui obstrueraient l'accès aux expériences originelles des Grecs. Heidegger se montre alors d'une sévérité intraitable envers le monde latin [3] , mais qui n'est que le pendant de sa passion pour ce que cette tradition latine aurait recouvert, savoir l'expérience grecque de l'être comme physis et aletheia.

La question, toute simple que j'aimerais soulever ici est celle de savoir si l'on peut vraiment se passer d'une médiation, d'une passerelle, si l'on souhaite entendre quelque chose aux Grecs. À cet égard, il peut être éclairant de contraster l'approche heideggérienne des Grecs avec celle qui caractérise l'herméneutique de Gadamer. Il ne s'agit pas ici de distinguer l'approche effective de Heidegger de celle de Gadamer, car elles restent solidaires par bien des traits, mais de distinguer, pour reprendre la terminologie de Weber, deux idéaux-types qui incarnent autant de rapports différents aux Grecs, mais aussi aux Latins. Alors que l'attitude heideggérienne se tient sous l'injonction de la destruction, celle de Gadamer pourrait être résumée sous celle de la traduction (on pourrait aussi parler d'application, au sens de l'applicatio piétiste, et d'appropriation). C'est qu'il s'agit toujours pour Heidegger de détruire les strates d'une tradition afin de retourner, pour peu que cela soit possible, aux expériences originelles des Grecs, enfin « désobstruées ». Si Gadamer, comme tout philologue qui se respecte, cherche aussi à reconquérir l'espace de ces expériences, c'est-à-dire à comprendre « les Grecs », son herméneutique enseigne qu'il n'y a pas de compréhension sans appropriation, c'est-à-dire sans articulation langagière de cette compréhension. Contrairement à un malentendu très et trop répandu, il ne veut pas dire par là qu'il n'y a pas de compréhension sans appropriation modernisante et déformante (idée justement combattue par mon collègue Yvon Lafrance [4] ). Il rappelle seulement que la compréhension, y compris celle qui se veut désappropriante, ne peut s'accomplir sans un exercice de traduction, qui implique nécessairement celui qui comprend (ou qui s'applique à comprendre), mais aussi la tradition, ou le travail de l'histoire (Wirkungsgeschichte), qui le précède et dans lequel il se tient. En ce sens, l'attitude de Gadamer serait, « idéal-typiquement », plus proche des Latins, qui se sont donné la peine de traduire et par là de s'approprier les concepts grecs. Cela ne veut pas dire qu'il faille paresseusement reprendre les traductions latines - depuis le travail de destruction de Heidegger, une telle naïveté n'est plus vraiment possible -, mais qu'il n'est pas de compréhension sans un effort analogue de traduction, qui a d'ailleurs tout à gagner à s'inspirer du modèle latin. Si l'on cesse de traduire hypokeimenon par subjectum ou pistis par fides, c'est pour mieux rendre le terme grec, mais on ne peut le faire qu'en le traduisant mieux, donc en étant en quelque sorte plus latin que les Latins. C'est qu'il est impossible de retourner aux « expériences originelles » des Grecs sans inventer nous-mêmes un langage qui leur soit approprié, voire un meilleur latin.

La distinction entre l'idéal heideggérien d'une destruction (qui cherche à retourner aux expériences originelles) et le modèle gadamérien de la traduction (qui reconnaît la nécessité d'une médiation langagière, voire toujours latine) ne recouvre pas tout à fait la distinction que propose, utilement, Yvon Lafrance entre une pratique appropriante et une approche désappropriante de la philosophie grecque. Il entend par appropriation une lecture des Grecs qui chercherait, mais au prix d'une violence interprétative aisément identifiable aujourd'hui, à embrigader leur pensée au service d'une pensée (philosophique) contemporaine, dont le principal souci ne serait pas celui de l'exactitude ou de la conformité historiques. C'est ainsi que Kant ou Hegel auraient voulu trouver chez les Grecs des anticipations de leur propre pensée. Une lecture désappropriante, pour sa part, resterait purement historienne. Elle ne se tiendrait pas sous la dictée d'une pensée philosophique contemporaine, mais aspirerait seulement à comprendre le passé comme tel, dans tout ce qu'il peut avoir de déroutant pour notre présent. Ainsi, la lecture appropriante de Platon - qu'il s'agisse d'une lecture néo-platonisante, hégélienne, romantique, néo-kantienne, existentialiste ou analytique - chercherait à l'adapter aux réquisits d'un système contemporain, alors que la pensée désappropriante chercherait plutôt à comprendre ce que le Platon historique a vraiment pensé, sans égard, semble-t-il, à l'actualité de sa pensée.

Cette distinction a de grands mérites, critiques. Mais elle ne correspond pas à celle qui est ici pointée. C'est que ni Heidegger, ni Gadamer ne se reconnaîtraient dans la visée « appropriante », dans laquelle Yvon Lafrance serait probablement tenté de les classer. Le cas de Heidegger est patent. Certes, il n'est pas impossible de reconnaître une large part d'appropriation dans la lecture heideggérienne des Grecs, là n'est pas la question, mais il est clair que sa destruction vise, en fait, une désappropriation plus radicale encore que celle que M. Lafrance a en vue. C'est que, selon Heidegger, il n'est pas jusqu'à la visée historienne des doxographes qui ne soit encore largement dominée par des attentes doctrinales, sédimentées par les Latins, mais aussi par la science moderne (que revendique d'ailleurs Yvon Lafrance dans son appropriation de la méthodologie néo-positiviste). Ici, Heidegger, idealtypisch en tout cas, est plus désappropriant que ne l'est M. Lafrance : si l'on veut comprendre les Grecs, plus prudemment encore, si l'on veut préparer le terrain à une ouverture possible à l'altérité grecque, il faut se défaire des évidences contemporaines qui investissent jusqu'aux concepts à l'aide desquels nous nous approchons habituellement des Grecs, quand nous parlons, par exemple, et comme si de rien n'était, de leur « théorie de la connaissance », de leur « cosmologie », de leur « éthique », de leurs « valeurs », de leurs « systèmes », de leur « doctrine » et même de leur « philosophie ». Heidegger est donc un ardent partisan, et pratiquant, de la désappropriation plus que lafrancienne, (qu'il accomplit, bien sûr, au nom d'une appropriation franchement dépaysante de l'expérience grecque).

Où situer Gadamer ? En tant que philologue et philosophe, il est assurément aussi un partisan de la destruction des évidences ou des naïvetés contemporaines (et qui ne l'est pas ?). Il s'agit donc aussi pour lui de comprendre les Grecs, par delà cette naïveté. En ce sens, sa visée reste désappropriante au sens de M. Lafrance. Mais il a bien vu, en parlant de « fonte d'horizons », que l'on ne peut tenter de s'approcher de l'altérité grecque, dans une visée aussi désappropriante que l'on voudra, sans exprimer cette compréhension dans un langage qui reste forcément le nôtre. On ne peut comprendre sans traduire, en français, en allemand, en anglais ou en n'importe quelle autre langue latine. Et si l'on renonce à traduire un terme fondamental - disons logos, aletheia ou physis - ce n'est pas seulement parce que l'on estime, pour quelque raison, que leur sens se perd dans les expressions ratio, veritas ou natura, mais aussi parce que l'on associe à ces termes grecs un sens, ou un horizon de sens, qui doit pouvoir se déployer en une compréhension. Sinon, la non-traduction reste une forme d'incompréhension [5] .

L'alternative déterminante n'est donc peut-être pas celle de l'appropriation et de la désappropriation au sens de M. Lafrance. Cette dernière conserve son sens critique face à des appropriations par trop naïves, comme celles que dénonce Yvon Lafrance dans certaines formes de philosophie analytique, où l'on mesure la validité des arguments de Platon comme s'il s'agissait d'un article soumis pour évaluation à la revue Mind. Mais cette naïveté n'est pas celle de l'herméneutique, qui est non seulement passée par l'école historique, mais qui a aussi promu son essor (F. A. Wolf, Ast, Schleiermacher et Boeckh furent non seulement des fondateurs de la philologie classique, mais aussi de grands maîtres d'herméneutique). C'est pourquoi la tension la plus essentielle, la plus digne d'être pensée, philosophiquement et philologiquement, m'apparaît être celle de la destruction et de la traduction. La première paraît certes plus « désappropriante », et la seconde plus « appropriante », mais la question herméneutique fondamentale est celle de savoir si une destruction peut vraiment se passer d'un effort contemporain de traduction et, partant, d'appropriation. On ne peut détruire que pour mieux traduire et comprendre.

7. Et l'avenir du latin ?

C'est pourquoi l'attitude des Latins m'apparaît devoir être reconsidérée. C'est que la critique heideggérienne de la romanité, jointe à une défaveur généralisée, mais très récente, de la formation humaniste la plus élémentaire, a conduit à un oubli extraordinaire, et sans précédent, du latin dans les études philosophiques. Oubli sans précédent, puisque la connaissance du latin fut comme l'oxygène de toute notre civilisation, des Grecs jusqu'au XXe siècle. Le latin fut non seulement la langue de Cicéron, Sénèque, Quintilien, Augustin et, bien entendu, de tous les médiévaux, ce fut aussi, il est dérisoire de le rappeler, la langue de la Renaissance, de la modernité scientifique (Copernic, Bacon, Descartes, Leibniz, Spinoza, Newton, etc. etc.), et de Kant bien sûr, qui non seulement adorait citer ses classiques latins, mais qui n'introduisait jamais un concept allemand sans en proposer un équivalent latin (les 'uvres de Kant furent d'ailleurs très rapidement traduites en latin). Des auteurs comme Schelling, Hegel et même Dilthey ont aussi rédigé leurs thèses universitaires en latin. En 1927, Gadamer a encore écrit un petit travail universitaire sur Pindare en latin (De poetarum lyricorum narratione mythica) [6] . De l'Antiquité jusqu'au Moyen Âge et la modernité toute récente, le latin a fonctionné comme la langue du savoir, celle que connaissaient tous les membres de la res publica litterarum, en commençant par les universitaires. C'était, bien sûr, aussi, ce qui n'a probablement pas aidé au XXe siècle, la langue du Vatican, des encycliques, de l'Église et de son grand réseau d'écoles et d'universités [7] . Pour toutes ces raisons, le latin est resté jusqu'à très récemment une langue « parlée » et même vivante (il n'était pas rare que les leçons inaugurales à l'université se fassent en latin, qui était assez souvent la langue des thèses, et qui est demeurée, ici et là, celle des diplômes), ce que le grec n'a jamais été. La culture latine était la chose la plus évidente de notre tradition et de notre éducation, dont elle formait la base : tout le monde apprenait le latin.

Mais citez aujourd'hui une phrase dans le latin de cuisine de saint Thomas, et à peu près personne ne vous comprendra. On peut gémir sur cette situation, mais il y a pire encore dans le cadre du présent propos. C'est que les philosophes ont perdu le sens de l'effort inouï qu'a représenté la traduction latine des concepts grecs, qui sont très largement restés ceux de la philosophie moderne et contemporaine. Les Latins ont, en effet, été les premiers à comprendre et, partant, à traduire les Grecs, à partir de leurs propres expériences et de leur propre rapport à la langue. Mais depuis, cet effort de traduction n'a pas beaucoup avancé. C'est qu'on s'est largement contenté de reprendre les traductions latines, oubliant qu'elles étaient aussi de prodigieuses inventions [8] . Ce que l'on ignore par là, c'est ni plus, ni moins que l'origine de nos propres concepts. À cet égard, le grec se porte aujourd'hui presque mieux que le latin. Tous les philosophes, et même tous les étudiants, connaissent excellemment, et souvent grâce à Heidegger, le sens étymologique de maîtres-mots comme ceux de logos (qui viendrait de legein, rassembler), de physis (« émergence »), d'aletheia (« dévoilement » sans doute), d'eidos (« aspect »), ou de nous (« flairer », Bruno Snell nous l'a appris), comme si tout à coup, tout le monde était capable de lire le grec ! Cela est tant mieux, mais qui serait capable d'expliquer avec la même assurance le sens de notions aussi courantes, aussi évidentes pour nous, que celles de ratio, de veritas, ou d'intellectus? Et que dire de tous ces concepts latins qui n'ont pas de réel équivalent grec comme ceux de res, religio ou conceptus ? Faut-il à tout prix mépriser les premiers traducteurs des Grecs, d'autant que leur langue, méconnue, reste la nôtre ? Si l'avenir de la philosophie doit être grec, il ne serait pas catastrophique qu'il soit aussi latin.



[1] C'est la question que se posait Heidegger dans ses carnets lorsqu'il visitait la Grèce. Cf. M. Heidegger, Gesamtausgabe, Band 75 : Zu Hölderlin-Greichenlanreisen, V. Klostermann, Frankfurt a. M., 2000, 219 : « Die Zweifel blieben, ob uns je noch eine Erfahrung des anfänglich Griechischen gewährt sei ; ob nicht, was schon allbekannt ist, jede solche Erfahrung durch den jeweils heutigen Horizont der Erfahrenden vorbestimmt und demgemäß begrenzt werde ».

[2] Europe, la voie romaine,Criterion 1992; rééd. aug. Gallimard, collection « Folio Essais » 1999.

[3] Particulièrement apparente dans son cours du semestre d'hiver 1942/43 sur Parménide (Gesamtausgabe, t. 54, V. Klostermann, Frankfurt a. M., 1982). S'il lui arrive de critiquer Platon dans son essai de 1942 sur « La doctrine platonicienne de la vérité », c'est un peu parce que Platon se montre à ses yeux déjà trop romain, assimilation à laquelle la pensée aristotélicienne de la physis résisterait mieux. Il ne fait guère de doute que l'on peut voir dans l'attitude de Heidegger face à la latinité une explication avec sa propre formation, viscéralement catholico-romaine. - Il faut toutefois noter que dans Sein und Zeit, Heidegger restait encore plus proche des Latins qu'il ne le sera dans son 'uvre ultérieure. On pensera tout particulièrement à sa reprise de la notion de lumen naturale (SZ 133) pour décrire le Dasein, à celle de transcendens pour penser l'être (SZ 3, 14, 38), à son appropriation de la fable de la cura (SZ 197), aux citations latines dans les premières lignes de SZ. Sur le fond, l'analyse de la « conscience » est aussi plus latine, ou plus chrétienne, que grecque.

[4] Cf. à ce sujet son étude dans ce recueil, « H.-G. Gadamer et la fusion des horizons : appropriation et/ou désappropriation de la philosophie grecque ».

[5] C'est pourquoi, soit dit en passant, un professeur qui corrige des copies ne saurait être très content de voir un étudiant citer un passage dans une autre langue que la sienne. Comment savoir s'il a été compris et comment il l'a été ?

[6] Cf. à ce sujet ma biographie de Gadamer, Hans-Georg Gadamer. Eine Biographie, Mohr Siebeck, Tübingen, 1999, 147.

[7] Le fier protestant qu'était Karl Barth admirait cette évidence de la langue latine chez les catholiques. Cf. son amusant récit à propos d'une conférence de Karl Rahner qu'il avait entendue prononcée en latin (au milieu des années 60) et où il se demandait seulement si l'adjectif « existentialis », qu'il abhorrait, faisait partie du latin classique' (K. Barth, Ad Limina Apostolorum, Zürich, EVZ- Verlag, 1967; tr. fr. Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1968). Ironiquement, la décision de Vatican II de renoncer au latin pour la messe dominicale, après avoir été la langue d'usage pendant près de deux millénaires, aura peut-être donné le coup de grâce à cette évidence du latin parlé et pratiqué.

[8] Cf. à ce sujet les indications de Franco Volpi, « La romanité philosophique et son vocabulaire », in J.-F. Mattéi (Dir.), Philosopher en français, Paris, PUF, 2001.