Dernier des trois rêves de Naville
dans la Révolution surréaliste
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Pierre Naville,
la Révolution surréaliste,
nos 9-10,
section « Rêves »,
1er octobre 1927
L'action se passe dans le jardin de la
maison, rue de Grenelle (1). Placé
derrière une fenêtre quelconque j'aperçois dans
ce jardin trois généraux, parmi lesquels se distingue
le général Gouraud (2). Les
regardant avec beaucoup d'attention, je me trouve maintenant dans
une pièce de la maison en contre-bas qui ne comporte comme
ouverture qu'un soupirail grillagé, au ras du sol. Je
prends un browning et je tire à travers ce soupirail sur
le général Gouraud, que je tue net. Il tombe à
terre, raide, face en avant, et les deux autres
généraux (il y a donc leur costume, casquette,
décorations, sabre, etc ) se précipitent sur son
cadavre, le soulèvent, et l'apportent vivement vers ce
soupirail au travers duquel je viens de tirer, ouverture d'un
sous-sol dans lequel je ne me trouve plus maintenant. Le carreau du
soupirail a été brisé par la balle du
revolver, et c'est par l'étroite ouverture ainsi
pratiquée que le général Gouraud est introduit
dans le sous-sol. Les deux autres officiers s'éloignent
rapidement. Au même instant je me trouve reporté dans
une chambre à l'étage supérieur, pour
l'alibi.
L'appareil de la justice est mis en branle. Il
y a dans cette maison un nombre énorme de policiers et de
juges d'instructions. Qui a tiré ? qui a ramené
le cadavre dans le sous-sol ? on sait que j'étais dans
la maison, on m'interroge. Naturellement je nie sur le fond, je ne
comprends rien. Mais voici de quelle façon : j'affirme
avoir été dans la pièce d'où est parti
le coup au moment où l'on a tiré; j'ai tout
vu, mais rien compris, donc rien fait. Pourquoi tuerai-je un
général de cette manière absurde ?
Précisément parce que je suis seul à affirmer
que j'étais dans la pièce d'où l'on a
tiré (tandis que « des témoins »
prétendent m'avoir rencontré ailleurs dans la
maison), on ne me croit pas. J'ai la crainte constante qu'on ne
déduise que moi seul ai pu tirer; mais au contraire, plus
l'enquête avance, plus il est certain que seul
j'étais là, moins on m'accuse — tant il
est prouvé qu'un homme seul ne saurait participer à
une action objectivement définie. Pour l'aspect
extérieur de l'affaire, il s'agit du doute apporté
par le fait qu'au moment où le cadavre militaire a
été apporté dans le sous-sol, je me trouvais
dans une chambre située à l'étage
supérieur. Il en résulte que bien que je sois
fatalement le coupable, que tout le monde me suspecte, rien ne
permet de m'accuser, de me condamner.
Pourquoi surgit tout à coup une
solution ? Il paraîtrait qu'un Serbe ou un Bulgare ayant
eu à se plaindre du général Gouraud en Orient,
se serait vengé. Mais comment est-il entré
là ? Pourquoi un Serbe quand il y a tant de militaires
français ? Et puisque je sais si sûrement que
c'est moi le coupable.
Notes
(1) Rue de Grenelle, c'est le siège du
« Bureau des recherches surréalistes »
qui publie la Révolution surréaliste.
(2) Le général Henri-Eugène
Gouraud (1867-1946), qui a été commandant de
nombreuses forces armées françaises, est alors
gouverneur de Paris (1923-1937). Comme cela est dit à la
fin du rêve, il a été commandant des forces
d'Orient en 1915.
Références
La Révolution surréaliste, nos 9-10, Paris,
Éditions
Jean-Michel Place, réimpression, 1975, p. 8-9.
Édition originale
La Révolution surréaliste, nos 9-10, Paris,
Gallimard, 1er
octobre 1927, p. 8-9.
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