Montésinos Gelet, I. (2001). Quelles représentations de notre système d'écriture ont les enfants au préscolaire ? Québec Français n°122, 33-37.
Très tôt, l'enfant se confronte à l'écrit qu'il voit autour de lui, sur les produits alimentaires, sur les vêtements, les livres, dans la ville, sur les ordinateurs, etc… Il n'attend pas que soit venue l'heure de l'apprendre pour penser cet objet complexe. Il se questionne : "à quoi ça sert ?", "comment ça marche ?" À travers ce questionnement, il construit des hypothèses, recherche des informations, propose des explications. Dans cette démarche, il se sert du langage oral pour réfléchir sur le langage, tant oral qu’écrit, d'où l'importance, maintes fois confirmée, du langage orale dans l'appropriation de l'écrit. Il cherche à connaître cet objet singulier bien avant qu'il soit en mesure de comprendre la signification des contenus transmis par l'écrit. Il construit par tâtonnement des représentations de notre système d'écriture, qui sont comme autant d'essais et d'erreurs pour se rapprocher de la réalité du système. Les ressources humaines et physiques qu'il trouve sur son chemin influencent le rapport qu'il développe à l'écrit et les représentations qu'il construit.
Ces représentations ont été initialement explorées par Emilia Ferreiro (1982, sur l'espagnol) à travers des productions d'orthographes inventées. Les orthographes inventées ou mieux encore, les orthographes approchées, appellation proposée Jean-Marie Besse (2000) pour rendre compte de manière plus précise de ce que fait l'enfant, sont des écrits, le plus souvent non conventionnels, produits par les jeunes enfants. Produire ces écrits sans modèles à recopier correspond véritablement à une tâche de résolution de problème où l'enfant se confronte aux contraintes de notre système d'écriture et où il doit mobiliser ses hypothèses sur la langue écrite. Il est rarement capable de verbaliser ses représentations. Le passage par les orthographes approchées permet d'accéder aux représentations qui ne sont pas conscientes par le biais d'habiletés procédurales.
Habituellement, les tentatives d'écriture sont rapidement écartées par l'adulte qui n'y voit que des écarts à la norme, des " fautes ". Il n'y a pas vis-à-vis de ces essais l'attitude compréhensive adoptée face aux premiers dessins de l'enfant (pourtant pleins de liberté vis-à-vis de la réalité de ce qui est représenté) ou encore face aux tâtonnements moteurs des premiers pas. Ces tâtonnements sont perçus comme la marque d'une évolution en cours qui est regardée avec tolérance. Il est regrettable que ces mêmes essais lorsqu'ils portent sur l'écrit soient encore perçus plutôt négativement car, de la même manière, on peut y voir la marque d’un cheminement en cours.
Lorsque le jeune enfant est invité à tenter d'écrire avec ses idées à lui "comme il pense que ça se fait", il ne s'agit pas de lui laisser croire qu'il produit un message compréhensible s'il n'utilise pas notre système d'écriture de façon adéquate. Un espace d'essai est ouvert, mais il sera refermé afin de restituer le caractère conventionnel du système.
Pour accéder aux représentations du système d'écriture à partir de ces orthographes approchées, il convient de tenir compte des conditions dans lesquelles ces productions sont effectuées en s'appuyant sur l'observation et l'investigation d'indices comportementaux comme les mouvements labiaux ou les pauses et les changements de rythme dans la production. Il est aussi très utile de distinguer différents temps dans la production. Besse (2000), pour sa part, en reconnaît 3 : le temps de l'élaboration d'une représentation mentale, le temps de la production écrite proprement dite et le temps de l’interprétation par l'enfant (en parole et par le geste du doigt) de ce qui vient d'être produit par écrit. Il est pertinent d'y ajouter un quatrième temps consistant en une éventuelle correction de la production. La distinction de ces temps est nécessaire compte tenu du fait que souvent, ils sont traités distinctement par les enfants, c'est-à-dire en mobilisant des représentations différentes, voire contradictoires. Nous pouvons observer ce genre de décalage dans l'exemple suivant.
Exemple 1 : Maxime (Églantine barbotte dans l'eau de la piscine).
Maxime commence à écrire dès que la phrase lui est proposée. Le premier temps, celui de l'élaboration d'une représentation mentale, est très rapidement traversé, Maxime utilise des caractères agencés de manière différente de ceux dont il se sert pour écrire autre chose, indiquant ainsi que des signifiés différents s'écrivent avec des signifiants différents. Dans le temps de la production écrite proprement dit, il écrit 13 caractères à rythme constant, sans mouvements labiaux. Pour l'interprétation, il nomme une à une les lettres, puis ajoute qu'il voulait écrire "Églantine barbotte dans l'eau de la piscine". Il commence à oraliser sa production en la soulignant du doigt. Alors qu'il dit : "Églantine barbotte dans…" son doigt atteint l'extrémité droite de ses caractères, il reprend donc son stylo pour poursuivre sa production et introduit 4 caractères. Il interprète à nouveau sa production en la soulignant du doigt tout en oralisant : "Églantine barbotte dans l'eau… Il manque encore des lettres !" Il en rajoute 5. Interprétant à nouveau, il commence en soulignant sa production, puis ajuste la fin de la phrase en pointant un caractère par syllabe. Les modes de fonctionnement de Maxime sont différents en fonction des moments. La représentation selon laquelle l'écrit est lié à l'oral n'apparaît qu'aux temps 3 et 4, lors de l'interprétation et de la correction de sa production.
Figure 1 - Production de Maxime
L'enfant fait souvent varier ses procédures lors des différents temps de production pour une demande donnée, il les fait aussi varier d’une demande à l'autre lors d'un même entretien. Il semble " tester " plusieurs hypothèses sur l'écrit. Les différences et les ressemblances entre ses manières de travailler l’écrit mettent à jour des représentations de l'écrit le plus souvent multidimensionnelles et contradictoires. L'enfant trouve même dans ses contradictions un puissant moteur pour faire évoluer ses représentations.
Il n'y a rien de vraiment étonnant dans le fait que le français écrit suscite des représentations variées. L'écrit est un objet de connaissances et de savoirs spécifiques particulièrement complexe. L’enfant doit reconstruire pour lui-même cette complexité qui tient aux différentes caractéristiques du système. Le français écrit obéit à des principes distincts (principes phonogrammique, morphogrammique et logogrammique) qui en fait un plurisystème graphique (Catach, 1980). N'étant pas organisé autour d’un seul principe, la compréhension du fonctionnement du français écrit en devient très ardue.
Parmi les différentes façons de travailler l'écrit repérables dans ses orthographes approchées, l'enfant peut parfois retrouver en mémoire à long terme des formes écrites déjà rencontrées qu’il va restituer telles quelles ou légèrement altérées. L'enfant mobilise, en procédant ainsi, son lexique orthographique qu'il commence progressivement à constituer. Le lexique orthographique est l'une des composante du lexique mental (Forster, 1976) qui se présente comme une sorte de dictionnaire interne composé de mots -plus précisément de morphèmes - auxquels sont associées des informations orthographiques, phonologiques, syntaxiques et sémantiques. Pour lire et pour écrire, ou plutôt pour identifier et produire des mots -lire et écrire signifiant bien davantage que cela- les experts utilisent deux moyens différents qui ont été décrits par Coltheart (1978) pour ce qui est de la lecture et par Caramazza et Miceli (1989) pour ce qui touche à l'écriture dans le modèle de la double voie. La médiation par le lexique orthographique constitue la voie directe, connue aussi sous le nom de voie lexicale. C'est un moyen rapide de reconnaître et produire des mots, à la condition cependant qu'ils soient déjà connus et qu'ils aient été mémorisés et intégrés au lexique mental. La seconde voie consiste à utiliser les correspondances entre les phonèmes et les graphèmes. Cette voie phonologique est plus lourde et coûteuse à utiliser compte tenu de toutes les irrégularités dans les correspondances, cependant elle permet d'identifier les mots alors qu'ils ne sont pas connus.
Ces deux voies, fortement mobilisées au début de l'enseignement systématique, commence à se mettre en place plus tôt. Par exemple, l’écriture du prénom est fréquemment une des premières écritures mémorisées dans le lexique orthographique. À partir de modèles copiés, puis reproduits, l'enfant en vient à mémoriser les traits constitutifs de cette forme écrite reconnue par son entourage comme étant son prénom. D'autres mots, le plus souvent chargés affectivement, vont venir rejoindre le prénom dans le lexique orthographique naissant. Il n'est pas rare dans les productions d'orthographes approchées de voir co-exister des bouts de productions issues de la voie lexicale avec d'autres ayant mobilisés la voie phonologique comme l'exemple suivant l'atteste.
Exemple 2 : Claire (L'eau de la piscine)
Claire s'appuie sur les syllabes pour écrire. Elle dit une syllabe [lo], puis, en subvocalisant la rime [o], elle inscrit /O/. Elle procède de la même façon pour "de" et "piscine". Par contre, pour "la", elle en restitue la forme conventionnelle, cet article est dans son lexique orthographique, elle le récupère en changeant au passage d'allographe : lorsqu'elle écrit avec sa voie phonologique, elle utilise des lettres capitales, alors qu'avec sa voie lexicale, les caractères sont produits en script.
Figure 2 -Production de Claire (L'eau de la piscine)
Parfois cette co-existence des modes de fonctionnement est à l'origine de conflit et de remaniement dans les représentations de l'enfant, comme l'exemple suivant l'illustre.
Exemple 3 : Claire (voilà la mer si bleue et si claire !)
Face à la demande d'écrire "Voilà la mer si bleue et si claire !", Claire produit en s'appuyant sur les syllabes : [vwa] par "A"; [la] par "la"; elle s'est servie de cette même production pour le second [la]; [mER] par "R"; [si] par "i"; [blØ] par "E"; [e] par "È"; [si] par "i"; et plutôt que de marquer "claire", après un moment d'hésitation, elle préfère marquer "blanche", qu'elle traduit par un digraphe non-conventionnel "AO" qu'elle avait déjà utilisé pour écrire /an/. Pourquoi a-t-elle substitué "claire" par "blanche" ? Claire a une stratégie de production qui la conduit à produire par segments en découpant chaque syllabe et à inscrire les rimes de ces syllabes. Avec cette procédure, il est prévisible qu'elle marquerait "R" pour transcrire une syllabe comme [klER]. Or cette syllabe correspond à son prénom dont elle connaît la forme orthographique. Il est sans doute particulièrement troublant pour une enfant qui a une stratégie essentiellement syllabique d'être confrontée à un prénom comme le sien qui, bien qu'étant monosyllabique, compte six caractères. Si Claire avait souhaité différencier son prénom de l'adjectif (claire), elle n'aurait pas eu à modifier sa stratégie de production syllabique des rimes et à substituer "claire" par "blanche". Plutôt que de se confronter directement au conflit entre sa stratégie lexicale et sa stratégie syllabique, elle a préféré l'éviter en remplaçant l'adjectif par un autre. Cependant, le conflit n'a pas été véritablement évité, il y a bien eu interaction entre sa conceptualisation syllabique et la connaissance lexicale de son prénom qui l'a conduite dès le lendemain à modifier ses procédures de production syllabique et à traiter plusieurs phonèmes d'une même syllabe de manière alphabétique.
Figure 3 - Production de Claire (Voilà la mer si bleu et si claire !)
À travers ses productions d'orthographes approchées, l'enfant va le plus souvent se risquer à produire des mots en dehors de ceux qui lui sont familiers et qui sont dans son lexique orthographique naissant. Comment caractériser ses autres productions ? Celles qui ne sont pas dans la norme ? Que nous indiquent-elles sur les représentations qu'il forme sur l'écrit ?
Le modèle de Besse (2000) donne une bonne idée des différentes préoccupations de l'enfant lorsqu'il a à résoudre le délicat problème d'écrire quelque chose qu'il n'a pas appris. Besse définit trois périodes :
Il divise la première période en deux ensembles : les écritures mimographiques et les écritures sémiographiques. Dans les écritures mimographiques, l'enfant essaie de tracer quelque chose qui ressemble à de l'écriture. Il est attentif aux caractéristiques externes de l'écriture.
Figure 4 - Production mimographique, Rémi.
Dans les écritures sémiographiques, l'enfant s'efforce de lier directement la forme écrite avec le signifié. Trois principales manières de faire se distinguent dans ces écritures : les écritures logographiques, les écritures idéographiques et les écritures pictographiques. Dans les écritures logographiques, l'enfant cherche à créer des différences entre ses séries graphiques. Pour lui, chaque série correspond à une unité signifiante du langage. Le mode de fonctionnement de Maxime (exemple 1) lors du temps de production correspond à ce type d'écriture. Dans les écritures idéographiques, l'enfant fait correspondre sa série graphique à une idée. Il utilisera la même série pour marquer le prénom de sa mère et "maman", ou encore pour marquer "voiture" et "auto" puisque le sens est identique. L'exemple suivant met en relief le raisonnement de l'enfant présentant des préoccupations idéographiques.
Exemple 4 : Julien (mer)
Alors qu'il cherche à écrire "mer", Julien marque "mama" en tenant ces propos :
"La mer dans laquelle on se baigne et la mère-maman, ça se dit pareil, donc ça s'écrit pareil. La mère-maman et maman, c'est la même chose, donc ça s'écrit pareil. Moi je sais écrire "maman", donc je sais écrire la mer dans laquelle on se baigne."
La première partie de son raisonnement relève d'un rapprochement phonologique, la seconde partie exprime sa représentation idéographique.
Dans les écritures pictographiques, l'enfant cherche à produire des séries graphiques qui portent des propriétés physiques du référant. Voici des exemples, en introduisant de nombreux caractères pour écrire "train", parce qu'un train, c'est long ; ou encore, en produisant de grosses lettres pour "éléphant", parce que c'est gros.
La deuxième période est celle des préoccupations phonographiques. La dimension phonogrammique de l’écrit n’est pas un principe unitaire puisqu’il implique, de la part de l’apprenti scripteur, la compréhension de nombreux aspects : les sous-principes psycholinguistiques. Sept sous-principes psycholinguistiques (Montésinos Gelet, 1999) peuvent être définis : le traitement de la quantité de caractères, l ’extraction, la combinatoire, l’exhaustivité, la conventionnalité, la séquentialité et l’exclusivité.
Ce qui semble souvent initier la conscience que l ’écrit est lié à la chaîne orale, c ’est la mise en lien dans la lecture à voix haute de la parole et du texte. L ’enfant observe le regard - voire même le doigt - de l ’adulte qui suit la ligne en lui faisant la lecture et associe de ce fait paroles et texte. Comment une durée, l ’oral, peut-elle apparaître sous une forme spatiale sur une feuille ? C'est la question à laquelle répond le jeune enfant dans ses tentatives pour contrôler la quantité de caractères de ses productions. Il peut réaliser des ajustements en se "relisant" à travers des ajouts de caractères ou des ratures comme l'exemple de Maxime (Figure 1) l'illustre. Il peut aussi contrôler le nombre de ses caractères lors de la production selon cinq modalités différentes : syllabique (Figure 5), syllabico-alphabétique (figure 2), alphabétique (Figure 8), exclusif restreint (Figure 9), prototypique (Figure 10).
L ’enfant travaillant à la construction du principe d’extraction phonémique se donne à entendre les sons de la chaîne orale. Il a compris que l'écrit et l'oral sont liés. Ce principe est intimement lié aux habiletés métaphonologiques qui sont des habiletés de manipulation d'unités sonores (syllabes, rimes, phonèmes). Pour extraire, l'enfant peut s'étayer sur la syllabe en considérant une ou plusieurs unités (rime, attaque, …), il peut aussi se focaliser sur une portion du mot et extraire sélectivement l'initiale ou la rime, il peut encore extraire certains phonèmes quelles que soient leurs positions dans le mot.
Figure 5 - Extraction s'appuyant sur les syllabes et se centrant sur les consonnes, Ted.
(lapin, la roue de vélo, parachute, robe)L ’enfant travaillant sur le principe de combinatoire assemble les sons élémentaires pour produire des syllabes. Il combine soit des phonèmes, soit des unités intra syllabiques. Certains comportements troublent la combinatoire comme le recours à des procédures épellatives, comme l'illustre la figure suivante.
Figure 6 - Recours à des procédures épellatives, Alison (Elle est tombée dans l'eau.)
L ’enfant travaillant le principe d’exhaustivité a compris que l ’intégralité de la chaîne orale est à transcrire pour que la production soit signifiante. Une production peut être exhaustive sans toutefois être lisible comme cela est manifeste dans l'exemple ci-dessous.
Figure 7 - Production exhaustive et cependant illisible, Élodie (Haricot)
L ’enfant travaillant le principe de conventionnalité graphémique met l ’accent sur le caractère normatif des phonogrammes qu ’il utilise. Les motifs principaux qui conduisent les jeunes enfants à introduire des phonogrammes non conventionnels sont : la proximité phonologique, la proximité graphique (omission de jambages, lettre en miroir, décalage de trait), la procédure épellative et les multigrammes.
Figure 8 - Production présentant des phonogrammes non conventionnels, Maxime (La vache est tombée dans l'eau.)
L ’enfant travaillant le principe de séquentialité a compris que les caractères dans l'écrit sont dans un ordre sériel et que cet ordre est essentiel à la compréhension. Les désordres apportés dans la séquentialité sont principalement de trois ordres : intra syllabique (à l'intérieur d'une syllabe), inter syllabique (entre les différentes syllabes d'un mot) et intra phonogrammique (entre les caractères à l'intérieur d'un digramme ou d'un trigramme). Les figures 6 et 8 sont des exemples de productions dans lesquelles des désordres intra phonogrammiques sont présents. La figure suivante illustre des désordres intra syllabiques.
Figure 9 - Désordres intra syllabiques, Julie (chocolat, aspirateur)
L ’enfant travaillant le principe d’exclusivité graphémique n ’écrit que des graphèmes dans ses productions. Alors que l ’enfant qui n ’a pas construit ce principe ajoute à ses écrits d ’autres lettres. Ces autres lettres peuvent être des postiches ou des jokers. Les lettres postiches sont des lettres qui sont ajoutées à une production dans un souci quantitatif ou du fait d'un automatisme graphomoteur. Les lettres jokers sont des lettres qui servent à prendre la place d ’un phonème ou d ’une syllabe distinguée par l ’enfant, sans pour autant qu ’il estime qu ’il s ’agisse d ’un phonogramme potentiel. La figure ci-dessous présente une production non exclusive comportant des lettres postiches.
Figure 10 - Production non exclusive comportant des lettres postiches (en gris), Loïc
(éléphant, cerise, chapeau, riz, allumette).L'enfant se confronte dans une troisième période aux caractéristiques orthographiques de notre système d'écriture, c'est-à-dire aux dimensions morphogrammique et logogrammique, mais aussi, au choix du phonogramme orthographique lorsque plusieurs phonogrammes peuvent potentiellement convenir pour transcrire un phonème. C'est précisément le questionnement en jeu dans l'exemple ci-dessous.
Exemple 5 : Alison (Elle est tombée dans l'eau.)
Alison fait une longue pause au moment d'écrire "eau" où elle se questionne : "Est-ce un /o/ tout simple ou un des /o/ déguisés ? Ils font tous /o/, alors c'est difficile de savoir, on le sait seulement quand on est grand, quand la maîtresse nous a appris."
Différents témoignages d'une préoccupation de la dimension morphogrammique s'observent, que cela concerne les morphogrammes grammaticaux marquant le nombre (exemple 6) ou marquant le genre (exemple 7), ou encore les morphogrammes lexicaux (exemple 8). Être préoccupé par les caractéristiques orthographiques ne signifie pas produire des écrits adéquatement orthographiés comme en témoignent les exemples ci-dessous. L'enfant peut construire des hypothèses très fantaisistes en cherchant à intégrer à ses écrits des marques rendant compte de la dimension morphogrammique.
Exemple 6 : Grégoire (riz)
Grégoire écrit "irir" pour "riz" en expliquant : "Il faut l'écrire plusieurs fois parce qu'il y a plusieurs grains de riz, sinon ils vont croire qu'il n'y a qu'un grain !"
Exemple 7 : Malika
Alors qu'elle écrit avec application un /M/ au début de "cerise", Malika explique : "Pour les "mots-filles", je mets un /M/ au début, comme "Malika" !" Toutes ses productions de nom féminin débutent effectivement par un /M/.
Exemple 8 : Mathieu
Mathieu introduit des morphogrammes lexicaux en disant : "Dans gros, il y a un /s/ pour faire grosse. Dans loup, il y a un /p/, j ’en suis sûr, je l ’ai vu." Cependant, il ne sait pas où les localiser dans les mots. Après de très nombreuses tentatives de production, il conclut en disant : "Pour qu’on n'entende pas la consonne, on la met à côté de l ’autre consonne. Il faut une voyelle pour que ça fasse un bruit." Face à la difficulté pour localiser les morphogrammes, Mathieu a construit une hypothèse vraisemblablement crée à partir d'une généralisation de son prénom où la consonne muette, le /h/, est effectivement à côté d'une autre consonne.
Figure 11 - Production de Mathieu (gros loup)
Tel que nous avons le voir, l'enfant n'est pas passif face à l'écrit. Comme pour tout autre objet de son environnement, il cherche à le comprendre, à le penser. Il développe une relation à cet objet à travers ses expériences, il se positionne vis-à-vis de lui. Ce rapport s'élabore bien avant qu'institutionnellement, avec l'école, soit proposé un enseignement systématique. Or, la qualité de ce rapport est essentielle à l'appropriation de l'écrit, à la fois pour l'appropriation de son fonctionnement (le "comment ça marche ?"), mais aussi pour l'appropriation des fonctions et des usages (le "à quoi ça peut bien me servir ?"). Les proches, à la maison, à la garderie, à l'école maternelle, et plus largement encore dans la communauté, ont une influence sur la qualité de la relation que le jeune enfant va développer à l'écrit. En prendre conscience et agir en conséquence, c'est déjà faire un pas pour contribuer à réduire le préoccupant problème de l'échec en lecture et en écriture.
Références
BESSE, J.-M. et l'ACLE (2000). Regarde comme j'écris ! Écrits d'élèves, regards d'enseignants, Magnard.
CARAMAZZA, A. & MICELI, G. (1989), Orthographic structure, the graphemic buffer and the spelling process, in C. von Euler, I. Lundberg & G. Lennerstrand (eds). Brain and reading, Macmillan/Wenner-Gren International Symposium Series, p.257-268.
CATACH, N. (1980). L’orthographe Française. Traité Théorique et Pratique. Paris : Nathan.
COLTHEART, M. (1978), Lexical access in simple reading tasks, in G. Underwood (Ed.), Strategies of information processing, New York, Academic Press.
FERREIRO, E., GOMEZ-PALACIO, M. (1988), Lire Écrire à l’école. Comment s’y apprennent-ils ? Trad. Fr., dirigée par (+ introduction et annexes de) BESSE J.-M., de GAULMYN M.-M., GINET D., Lyon, CRDP.
FORSTER, K.I. (1976), Accessing the mental lexicon, in R.J. Wales, E. Walker (Eds), Sentence Processing : Psycholinguistic studies presented to Merril Garret, Hillsdale, NJ, Lawrence Erlbaum Associates.
MONTESINOS GELET, I. (1999) La construction de la dimension phonogrammique du français. Toulouse : Les dossiers des Sciences de l'Éducation, avril 1999, pp. 69-80.
Notes :
Les phonogrammes sont les graphèmes chargés de transcrire les phonèmes (plus petite unité distinctive de la chaîne orale); ils peuvent compter un ou plusieurs caractères, dans ce cas, on parle de multigramme (ex. [S ]→/ch/).
Les morphogrammes sont les graphèmes chargés de transcrire le genre (ex. petite), le nombre (ex. éléphants), les marques dérivatives des radicaux (ex. grand). Les logogrammes sont les graphèmes notant des "figures de mots" dont on ne peut dissocier la graphie du sens et ont pour fonction essentielle de distinguer les homophones (ex. haut/eau). Ce néologisme a été forgé par une linguiste, Marie-Hélène Luis, pour décrire la recherche de ressemblance avec notre écriture.