Essai d’égohistoire
Rassurez-vous : je ne vous infligerai pas une autobiographie, encore moins une liste de réalisations. Je ne suis pas assez important pour écrire la première. Quant à la seconde, le curriculum vitæ auquel je renvoie suffit amplement. Chacun y puisera ce qu’il cherche.
Il m’a semblé cependant qu’un essai d’égohistoire pourrait être utile pour
ceux à qui j’enseigne et pour ceux qui choisissent de me fréquenter.
L’historien n’exerce pas son métier sans manifester des préférences pour des
objets, des thématiques, des méthodologies, des interprétations. Ces
préférences tiennent à des expériences de vie et à des choix qu'elles
conditionnent. Les secondes permettent de comprendre les premières.
M’écartant d’une démarche historienne simple, je ne suivrai pas un ordre chronologique. Je reconstituerai l’écheveau des influences qui ont imprimé leur marque dans mes réalisations comme chercheur, enseignant et citoyen.
L’origine sociale fut l’influence la plus déterminante. J’ai grandi à la campagne sur une petite ferme en Estrie. Mon père, tailleur de pierres de profession, diminué très jeune par la silicose, ne sachant pas lire et pouvant à peine signer son nom, avait dû pour survivre devenir petit agriculteur. Je fus ainsi très jeune associé aux travaux agricoles. Cela me donna une expérience du travail manuel (traire les vaches, ramasser le foin, couper du bois, etc.) qui m’a fortement marqué sur le plan personnel – faisant de moi un bricoleur touche-à-tout que ne rebute aucun type de travail (technique, épuisant ou salissant) – et sur le plan idéologique ou politique. J’ai toujours eu le plus grand respect pour les ouvriers et les agriculteurs avec qui j’ai partagé les travaux pendant une quinzaine d’années. Jeune adulte, je fis la récolte du tabac dans la péninsule du Niagara et je travaillai deux étés dans des mines. Ces expériences allaient influer sur mes choix professionnels. Latino-américaniste, je me suis d’abord intéressé à l’histoire rurale, aux techniques de production, aux travailleurs et paysans, aux classes dites "populaires". J’ai retrouvé en Amérique latine une sociabilité qui marqua ma jeunesse : l’entraide entre voisins dans le travail, la solidarité villageoise face à l’épreuve frappant ses membres, l’église et le magasin général comme lieux d’échanges et foires aux nouvelles.
Ma sensibilité à gauche y trouve aussi sa source de même que ma solidarité avec les classes populaires dont je suis issu. Je découvris cependant le marxisme hors de mon milieu familial et social qui était conservateur et conformiste. Je m’y frottai d’abord au collège classique par des lectures libres d’ouvrages hostiles, les seuls disponibles et autorisés. La rencontre directe avec Marx se fit sur le tard quand j’avais déjà plus de 21 ans, à l’université. Les écrits de Marx et d’analystes marxistes allaient avoir une grande importance dans ma formation d’historien. Pierre Vilar, l’auteur de La Catalogne dans l’Espagne moderne, fut pour moi un modèle d’historien scrutant le passé à l’aide des outils conceptuels forgés ou inspirés par Marx. Mon premier séjour au Mexique, en 1969, à l’âge de 25 ans, et ceux qui devaient suivre jusqu’en 1975, confirmèrent ma vocation de latino-américaniste et m’ancrèrent à gauche. L’observation des inégalités, plus fortes dans ce pays que ce qu’il m’avait été donné de voir ici, me conscientisa, me politisa. Le marxisme animait alors la scène intellectuelle au Mexique, fournissant un cadre de référence pour analyser le social et orienter le changement. Ma fréquentation de l’Amérique latine, par l’étude et les voyages, allait faire de moi un socialiste convaincu. Le socialisme représentait à mes yeux la source de remèdes aux maux dont souffrait la région. Citoyen d’un de ces pays, j’aurais adhéré à un parti socialiste ou communiste. Citoyen canadien, mon engagement socialiste demeura avant tout intellectuel. Les rencontres que je fis ici avec des marxistes-léninistes d’obédiences diverses ne m’incitèrent pas à adhérer à l’un de leurs partis. Mes années de pensionnaire dans un séminaire m’avaient indisposé à accepter la dimension doctrinaire. Entrer au parti aurait été pour moi comme entrer en religion, ce qui m’avait toujours rebuté, en dépit d’une certaine attirance pour les missions étrangères.
Je suis venu à l’Amérique latine par la langue et par le politique. J’avais appris l’espagnol par moi-même, à partir de 15 ans, avec des livres – la méthode Assimil et Don Quijote – que m’avait prêtés l'un de mes professeurs ayant fait de la pastorale dans une paroisse mexicaine. Si j’optai en 1967 pour me spécialiser en histoire de l’Amérique latine – plutôt qu’en histoire européenne – ce fut à cause de la Révolution cubaine (ou ce que j’en savais, des bribes de fait). L'observation à distance de son développement, l'intérêt que je portai au versant historique de sa genèse, les nombreux séjours que je fis dans l'île à partir de 1979 firent de moi un cubaniste. Sa longévité m’a permis d’en suivre l’évolution jusqu’à ce jour et d’en offrir une présentation dans les médias, souvent à contre-courant des analyses habituelles. Sur ce terrain, j’admets être isolé, ce qui ne me donne pas nécessairement tort. J’avoue avoir une grande admiration pour Fidel Castro, pour ce qu’il a fait et pour ce qu’il continue de faire, par l'héritage qu'il a laissé et qui continue d'inspirer ses compatriotes. Loin d’être le dictateur décrié par plusieurs, ce caudillo instruit, charismatique, curieux de tout, idéaliste et politique à la fois, est pour moi un modèle d’homme d’État, l’un des rares qui osaient défendre des causes justes envers et contre tout chaque fois qu’on lui fournissait une tribune ou un micro. Il fut à la fois un visionnaire -- je pense à l'investissement qu'il fit dans l'éducation pour son peuple et dans la santé, au point de faire de Cuba une puissance médicale -- et un stratège tant au plan politique que militaire. L’autre personnage que j’admire est Ernesto "Che" Guevara, un idéaliste intègre, un combattant de l’injustice, dévoué à sa mission jusqu’au sacrifice ultime. Des lectures récentes m’ont conforté dans mon appréciation. L’un de mes meilleurs souvenirs de voyage est d’avoir travaillé pendant deux semaines à Cuba, en pleine canicule, à la construction d’un dortoir pour les brigadistes internationaux, préparant et transportant du mortier pour les maçons, en compagnie de Cubains et de Canadiens des deux sexes qui avaient comme moi troqué les crayons pour des outils. Cette intégration du manuel et de l’intellectuel, préconisée au XIXe siècle par José Martí et appliquée à Cuba avec un succès malheureusement décroissant, a représenté pour moi un objectif personnel et sociétal.
Le fait d’avoir grandi sans frère ni sœur sur une ferme fit de moi un autodidacte. Je fus un lecteur boulimique, pratiquant les romans, les dictionnaires, les encyclopédies et les langues étrangères. C’est ainsi que j’appris par moi-même l’italien, l’allemand, le russe, le portugais, puis plus tard, en vue de voyages, des rudiments d’autres langues. Il n’y avait pas de livres à la maison (à part le Petit Larousse et le Cassell's), mais j’avais droit, en raison de mon dossier scolaire, à des égards des religieuses qui m’enseignaient au primaire, puis des ecclésiastiques qui poursuivirent ma formation. J’emportais ainsi de nombreux livres chez moi durant les vacances. Les prix de fin d’année prenaient également la forme de livres. Cette approche du savoir en solitaire m’a sûrement amené à projeter chez les autres, donc chez les étudiants qui ont fréquenté mes cours, un penchant pour ce mode d’apprentissage. Pendant plus de vingt ans j’ai écrit des textes – telles des notes de cours – que j’ai distribués aux étudiants, croyant mieux leur transmettre de cette façon les connaissances que je voulais leur communiquer. Avec le temps les notes sont devenues de gros cahiers dont le contenu a évolué d’année en année par addition et révision. Mon cours HST1044 (Introduction à l'Amérique latine) destiné à de grands groupes (d'une centaine d'étudiants) a ainsi subi trois refontes complètes en trente ans. Je suis à l’évidence plus un communicateur par l’écrit que par l’oral, reprochant à ce mode de pousser à la simplification du message. Devenu conscient avec le temps que cette préférence désavantage ces étudiants pour qui la théâtralité du cours a non seulement ses charmes, mais aussi une fonction pédagogique, je me suis employé à revenir vers une position mieux équilibrée entre l'écrit et l'exposé. Ma conception du travail influe également sur les attentes que j'ai eues à l'endroit des étudiants, particulièrement aux cycles supérieurs, mais aussi au premier cycle. Il faut donner le maximum, ne pas lésiner sur l'effort, être rigoureux, appliqué, respecter les échéances, se montrer constant. Je n'admets pas le travail bâclé, rédigé à la va-vite. La discipline dans le travail est pour moi une qualité essentielle.
Je suis par tempérament un généraliste. Même si le dire paraîtra prétentieux, ma curiosité ne connaît pas de frontières. Je m’intéresse à tout... ou presque. Voilà pourquoi les cours de synthèse ont eu de l’attrait pour moi, car ils justifiaient que je lise chaque année horizontalement. L’érudition pour elle-même ne me retient pas au-delà de ce qu’exige ma passion pour la précision. Elle ne se justifie à mes yeux que si elle permet de comprendre une question importante, envisagée sous l’angle de conflits, d’interactions, de rapports dialectiques. Couvrir l’histoire de l’Amérique latine depuis les civilisations précolombiennes jusqu’à aujourd’hui m’a aussi permis de fréquenter par la lecture les autres disciplines : l’anthropologie, la démographie, la sociologie, l’économie, la politologie, la géographie, pour nommer celles qui ont trouvé place dans mes travaux ou dans mon enseignement. Au plan de la recherche, j'ai évolué de l'histoire sociale (à forte composante démographique) vers l'histoire économique (ayant trait à la ruralité et au développement) avant de fréquenter dans les années quatre-vingts l'histoire politique (dans sa dimension avant tout géopolitique) et récemment l'histoire culturelle.
À défaut de militer dans un parti – j’ai fait pendant quelques années (vers 1976) du porte-à-porte et de la sollicitation pour un parti québécois –, j’ai collaboré avec maints organismes de solidarité tournés vers l’Amérique latine. J’y voyais une façon efficace de m’engager auprès de collectivités en leur apportant ce que je pouvais faire de mieux : une forme d’enseignement. La vulgarisation m’a ainsi beaucoup retenu. Il faut préparer chacune de ses interventions de la manière qu’on préparerait un cours : en lisant, en structurant sa pensée, puis en communiquant. J’ai écrit de nombreux textes sur commande et surtout j’ai donné des causeries ou j’ai participé à des tables rondes, à des colloques. L’une des causeries les plus étonnantes fut celle que je donnai à des détenus à la prison de Bordeaux sur les droits de la personne en Amérique centrale alors déchirée par des conflits armés. J’ai aussi beaucoup fréquenté les médias électroniques et écrits. La télévision me déçoit, sans doute parce que je m’adapte mal à sa pratique de faire court, d’enfermer le discours dans des formules percutantes au détriment des nuances qu'il convient d'apporter.
Je suis un voyageur expérimenté. J’ai visité près de 50 pays, dont plus d’une quinzaine de pays d’Amérique latine pour des séjours d’environ deux semaines chaque fois, avec d’autres qui se sont étalés sur un mois, quelques fois plus. Le Mexique et Cuba sont les pays où je suis allé le plus souvent, pour une quarantaine de visites. Mes séjours en Amérique latine totalisent ainsi plus de 55 mois entre 1969 et 2019. J’aime sillonner le pays au contact des gens ordinaires, dans les autobus ou les trains, le sac au dos; je descends dans de petits hôtels ou dans des pensions : j’y côtoie des jeunes qui pourraient être mes étudiants. Je marche les villes que je visite. Je prends des notes, je converse et je photographie. Si ma passion d’historien me porte vers les vestiges du passé (bâtiments, musées, usages, modes de vie, etc.), je me sens aussi comme un journaliste et un anthropologue, sollicité par le présent, visitant les marchés, lisant les journaux, observant les gens dans leur quotidien. Le voyage devient ainsi un autre mode d’appréhension, complémentaire de l’écrit. Je reviens dynamisé par ce contact direct. Parmi les voyages les plus formateurs, je mentionnerais un périple de cinq semaines au Pérou et en Bolivie, un autre de même durée en Équateur, un séjour d’un mois en Argentine, ainsi que ces trois voyages-cours que j'ai faits à Cuba avec des étudiants. Un autre voyage formateur fut celui effectué en Inde, particulièrement au Rajasthan, qui me fit découvrir à travers le sort réservé aux hors-castes le poids du passé, puis ceux que j’ai faits récemment en Chine, au Vietnam, au Cambodge, en Turquie et au Japon. J’ai aussi visité une vingtaine de pays européens, certains (France, Espagne, Allemagne) à plusieurs reprises. Un voyage d’un mois m’a fait découvrir la Norvège, la Suède et l’Islande, des pays qui sont proches de nous par la nordicité (adoucie par le Gulf Stream) et un haut niveau de développement social (avec des écarts sociaux moins marqués). De l’Afrique, en revanche, je ne connais que le Sénégal et la Tunisie. Vous pouvez en cliquant ici accéder à certaines notes de voyage. Cette passion du voyage, je l'ai entrenue, une fois à la retraite, à titre d'accompagnateur pour des voyages culturels en Amérique latine. Je préparais pour mes voyageurs de gros dossiers pour chacun des circuits que je concevais, en plus de livrer sur place des commentaires en partenariat avec les guides locaux. Ces dossiers ainsi que mes commentaires ont ainsi prolongé pendant une dizaine d'années, sur un mode dynamique, ma carrière d'enseignant. Leur préparation exigeait que je me tienne à jour sur l'actualité de chaque pays et que je construise une synthèse embrassant tous les aspects depuis la géographie, l'histoire, l'économie et la politique jusqu'à la religion, les mentalités, les usages et les arts.
Sur un plan plus personnel, j’ai été et je demeure un sportif, suivant l’adage "mens sana in corpore sano". Ancien adepte des concours de pistes et coureur de demi-fond, j’ai pratiqué la course sur route et le marathon jusqu'à la mi-quarantaine. J’appliquais dans l’entraînement la même discipline, la même intensité que dans le travail. Les sports de raquette ont maintenant ma préférence et alimentent ce goût pour la compétition et le dépassement que je trouvais à courir en moyenne 2000 km par année. Le sport est indispensable à l’entretien du corps et à l’évacuation de la fatigue nerveuse. Il me donne l’énergie pour faire de longues journées et semaines de travail. Je trouve regrettable que les jeunes ne soient pas plus conscients des bienfaits de l’activité sportive et que notre société nous déforme à consommer du sport-spectacle, abrutissant plus qu’épanouissant.
Dernier élément, encore plus personnel, j'ai aussi
une vie familiale. Ma conjointe Éliane a fait carrière dans l’enseignement
secondaire et dans les arts plastiques. Nos trois enfants ont pris des voies
contrastées : Frédéric travaille en milieu hospitalier, Isabelle est
ingénieure spécialisée dans les politiques touchant l'environnement; Nicolas
est avocat en droit des affaires. Et nous sommes grands-parents...