Voyages à Cuba

J’ai effectué treize séjours de deux semaines à Cuba entre 1979 et 2013. Pour six de ces voyages, j’étais l’organisateur et l’accompagnateur, agissant comme guide et interprète. Ces voyages m’ont permis de connaître l’île dans presque toute son étendue. Il me reste à visiter la zone comprise entre Santiago et Guantanamo.

Je commenterai ici l’un de ces voyages, celui que je fis en 1991, me réservant de revenir sur les autres voyages, notamment sur ces trois voyages que j’effectuai avec des étudiants québécois en mai 1997, en mai 1999 et en mai 2003. 

Plusieurs sont sceptiques quant à la valeur documentaire de ces voyages organisés dans les pays socialistes. Ils parlent de pèlerinages faits par des croyants qui n’ont aucune vision critique face à ce qu’ils voient. François Hourmant, dans son ouvrage Au pays de l’avenir radieux (Paris, Aubier, 2000) fait le procès de ces voyages de propagande organisés pour des intellectuels français plus ou moins célèbres en URSS, en Chine ou à Cuba. Les autorités ne leur montrent que des "villages Potemkine" et les flattent en organisant une rencontre avec le dirigeant suprême, ici Fidel Castro. Pensons au voyage que firent Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir à Cuba en 1960. Impressionné, Sartre confessa avoir rencontré chez les révolutionnaires cubains ses fils spirituels. Ces visiteurs prestigieux acceptent, par ambition, de jouer le rôle de témoins privilégiés sur une scène où tout est réglé d’avance. Je n’ai jamais eu de traitement de faveur et je n'ai vu Fidel qu'au sein d'une foule venue assister au match de basketball Cuba-US aux Jeux panaméricains de 1991 à La Havane. C’est le hasard des déplacements (et quelques activités lors des voyages-cours) qui m’ont mis en présence de ministres et d’autres hauts fonctionnaires. Mes interlocuteurs furent surtout des universitaires, des cadres intermédiaires et des gens ordinaires. J’ai toujours eu, y compris dans des voyages organisés, plusieurs moments de liberté que j’employais à visiter sans chaperon ce que je voulais. J’ai aussi fait des voyages libres allant de ville en ville avec les transports parallèles, descendant chez des gens qui me recrutaient comme chambreur.

Cuba est un pays où le visiteur, dans les années quatre-vingt-dix, a une entière liberté de mouvement, qu’il loue un véhicule ou qu'il prenne un transporteur privé. Divers Cubains en désaccord avec la vie qu’ils mènent nous font des confidences, empirant même les choses de façon à susciter notre intérêt et notre pitié, en espérant tirer à court terme ou à moyen terme un avantage matériel de cette rencontre. Beaucoup de touristes n’ont de contacts qu’avec cette catégorie minoritaire qui fait la chasse aux touristes et aux dollars et qui peut même en vivre bien. La majorité des Cubains ne sont pas ainsi et ne pratiquent pas cette forme de racolage. Le quotidien est difficile à Cuba, mais il est encore plus difficile pour l’immense majorité des gens ailleurs en Amérique latine.


Une brigade canadienne à Cuba en 1991

"Chez moi, nous sommes cinq, tous révolutionnaires et communistes, derrière Fidel", me disait Israel, dont les enfants, tous passés par l'université, incarnent le nouveau Cuba instruit, digne, chaleureux, comme le père, fier des réalisations de son pays, prêt à le défendre envers et contre tout. Pendant que des jeunes cherchaient à faire des affaires avec les touristes sur le Malecón, la promenade au bord de la mer, d'autres, plusieurs milliers, consacraient la meilleure part de leurs vacances à travailler dans la ceinture maraîchère de La Havane. D'autres, fonctionnaires, travaillaient dans le cadre d'une micro-brigade à la construction d'un dortoir pour loger des visiteurs étrangers. C’est dans ce cadre que nous les avons connus.

Vingt et un Canadiens, dont sept venaient du Québec, ont participé du 4 au 18 août 1991 à la brigade qu'organisait annuellement à cette époque le Canada-Cuba Cultural Interchange, de concert avec le Carrefour. Les camarades de l'ICAP (Institut cubain d’amitié avec les peuples) avaient tout mis en œuvre pour que le programme fût à la fois intense et varié. Le séjour se déroula principalement au camp Julio Antonio Mella, à 45 km de La Havane. Cinq matinées furent consacrées à la construction d'un dortoir destiné à loger de futurs contingents de brigadistes. Nous nous retrouvâmes tous engagés dans un travail manuel, au côté de camarades cubains, sans égard au sexe, à l'âge, à la langue, à la profession d'origine, dans une saine et joyeuse émulation. Ce fut sûrement pour beaucoup d'entre nous une expérience mémorable, enrichissant à plus d'un titre. Nous savons désormais comment on prépare le ciment et qu'on construit avec des parpaings. Il était réconfortant de voir du personnel de bureau s'adonner à ces travaux avec dextérité et enthousiasme. Ce fut pour nous une leçon sur les réalités du travail à Cuba. Les après-midis étaient réservés à des exposés par des spécialistes sur divers aspects de la vie à Cuba (économie, politique), suivis, en début de soirée, par des rencontres avec des représentants des organisations de masse (jeunesse, femmes). Les soirées se terminaient autour d'un verre (ou d'une bouteille) à discuter, à s'amuser ou à regarder la transmission des Jeux panaméricains et à être ainsi témoins du dépassement des athlètes cubains. Une chaleureuse camaraderie s'est développée rapidement entre les brigadistes et les camarades cubains du camp.

Tout ne fut pas que travail et conférences. On visita un projet domiciliaire dans une banlieue pauvre de La Havane, comptant 16 000 habitants. La moitié du quartier a été reconstruite grâce au travail de micro-brigades. La micro-brigade est comme une école servant à élever la formation culturelle et politique. On a visité aussi deux coopératives rurales, l'une sylvicole, l'autre agricole (tabac). Le programme comprenait également l'inspection d'un hôpital et d'une usine de transformation du lait. Un des moments forts fut la soirée passée dans un CDR à Pinar del Río. Il y eut plusieurs sorties à la capitale, une escapade d'une journée à Varadero et une excursion de quatre jours dans la ravissante province de Pinar del Río. Nous devenions alors des touristes découvrant des sites splendides (tels les mogotes [des mamelons de calcaire comme on en voit dans la baie d’Along au Vietnam] de la vallée de Viñales ou le cayo Levisa dans l'archipel des Colorados), le sable fin, les eaux chaudes, les plages offertes aux vacanciers cubains, les monuments et les trésors de La Havane (dont cette généalogie de la Révolution que constitue le Musée de la Révolution), la vie quotidienne dans une grande ville avec ces ballades en guagua, ces attentes pour une glace à la Coppelia, le spectacle des cyclistes qui s'en donnent à cœur joie le long du Malecón et les longues marches à travers la ville.

Cuba traverse une période extrêmement difficile. Tout l'édifice sur lequel il avait appuyé son commerce extérieur s'est écroulé en quelques mois avec l'effondrement du communisme européen. L'île vit depuis un an sous une économie de guerre en temps de paix. Il a fallu revoir tous les plans en vue d'assurer la survie grâce à une plus grande indépendance économique. On doit s'attendre à ce que les États-Unis qui n'ont jamais renoncé à détruire la Révolution cubaine accentuent les pressions dans l'espoir que la Révolution s'écroule. La propagande anti-castriste va se déchaîner afin de présenter Cuba comme une aberration, un anachronisme, une dictature régressive.

Cuba nous est apparu durant ce séjour l'opposé d'une société morose, défaitiste. S'il y a des Cubains qui rêvent d'un ailleurs et le disent franchement (ce sont d'ailleurs les plus accessibles aux touristes), la majorité, semble-t-il, luttent pour un mieux-être à l'intérieur d'un système qui leur a beaucoup donné, dans lequel ils ont beaucoup investi et qu'ils veulent perfectionner. La Révolution cubaine demeure en effet un processus ouvert. Elle a survécu jusqu'ici parce qu'elle a su faire preuve de flexibilité et de pragmatisme, mais sans jamais renoncer aux principes fondamentaux. Elle conserve encore ces qualités intrinsèques qui lui ont permis de surmonter les crises précédentes. L'humanité s'en trouverait appauvrie si elle devrait s'effondrer.

Il nous échoit, à nous qui connaissons ce qu'est Cuba — ses réalisations impressionnantes, surtout en comparaison de ce qu'est l'Amérique latine — et qui défendons son droit à choisir sans interférence étrangère sa voie de développement, d'apporter notre soutien solidaire et de le manifester de toutes les façons. Le peuple cubain a besoin d'appuis matériels pour contourner les effets d'un blocus qui se fait plus asphyxiant avec la défection plus ou moins totale de ses anciens partenaires du CAEM. Il a aussi besoin de sentir qu'il n'est pas isolé dans sa lutte qui est aussi une résistance, une affirmation de dignité.

Claude Morin
Président du Carrefour culturel d’amitié Québec-Cuba (1990-1992)
Brigade Canada-Québec-Cuba 1991