Voyage en Inde (27 février-20 mars 1997)

Itinéraire: New Delhi (dix jours), Agra, Fatehpur-Sikri et un safari de dix jours à travers le Rajasthan (Jaipur, Udaipur, Jodhpur, Jaisalmer, Kuri, Bikaner, Jhunjhunu). J’avais prévu aller à Varanasi, ville sainte des Hindous, mais aussi ville de la mort, en route vers Calcutta. Mais l’Inde, un continent par sa taille, ne permet pas ces sauts de kangourou. Reconnaissons qu'un tel voyage est éprouvant. Il faut compter près de 36 heures, dont plus de 20 heures (22 h. au retour, dont 15 sans sortir de l'avion) en vol. L'organisme met du temps à récupérer d'un décalage de 10 h 30. Je me promets de retourner en Inde, à la retraite, pour explorer le Sud.

L'Inde offre un dépaysement total. L'alimentation est le plus souvent végétarienne, plus ou moins épicée. La promiscuité dérangera beaucoup de voyageurs. En ville, c'est le coude à coude. Les trottoirs sont envahis par les artisans et vendeurs. Il faut marcher dans la rue, parmi les cyclo-pousse, les auto-rickshaws, les véhicules de tout genre. Le bruit est infernal, à cause d'un usage abusif du klaxon. Les usages du corps sont différents: les hommes urinent sur la rue, les urinoirs publics empestent. On défèque en public, dans le caniveau, et l'on crache abondamment, car on mastique du pan, fait à base de bétel. Les vaches sont partout (400M de bovins en Inde) et ajoutent aux problèmes par les bouses qu'elles laissent et par l'encombrement qu'elles provoquent. Elles sont cependant des éboueurs, mangeant détritus et papier. Le touriste est constamment interpellé en ville pour se faire offrir des services de transport, de guide; on lui offre des marchandises, on veut l'amener à un hôtel, ou à une boutique; et on tend la main. Ces vendeurs de services ont souvent sur eux des lettres de recommandation. Pensons à ce masseur rencontré dans Connaught Park qui exhiba des lettres écrites en français de clientes attestant des bienfaits qu'il leur avait procurés. Le touriste, c'est des roupies mobiles. L'Indien salue l'étranger, mais c'est une salutation intéressée. J'étais un touriste décevant car j'aime marcher; or les gens bien se font transporter. L'Inde est un pays où le touriste n'a pas à trop s'inquiéter pour sa sécurité,... sauf quand il va sur la voie publique. Les intersections sont périlleuses. À Delhi, avec 3M de véhicules, la circulation fait 5 victimes par jour. Et les routes sont dangereuses, à cause de l'état des véhicules, de la densité et de la diversité des obstacles alors que se côtoient des transports d'âges et de vitesses variés. J'ai vu beaucoup d'accidents dans mes déplacements au Rajasthan.

L'Inde, c'est la foule au cube. Aucune intimité. La notion d'espace personnel diffère. Compte tenu du manque d'hygiène, c'est heureux que la majorité des Indiens soient végétariens et qu'ils cuisinent avec des épices odorantes. On observe une nette ségrégation des sexes. On ne note pas de marques d'affection dans le couple, en public. Il est fréquent de voir de jeunes hommes se tenir la main, mais rare de voir ces attouchements entre les sexes. Pourtant l'Inde ancienne était très ouverte envers la sexualité (pensons aux sculptures des temples de Khajuraho), plus mystique dans le tantrisme, plus physiologique chez les Hindous. Le bhoga (plaisir physique) fait partie de la quête du nirvana. L'attitude face au baiser occidental tient-elle au tabou de la bouche? L'Islam a aussi fortement marqué l'Inde du Nord, même chez les non-Musulmans, à preuve la pratique du purdâ, qui fait de l'Inde publique une société d'hommes.

Les âges s'entrechoquent, dans le costume, le bâtiment, les techniques, les usages et mœurs. Que de scènes qui rappellent le Moyen Âge: les artisans travaillant sur la rue ou dans de minuscules avant-boutiques, regroupés par métier, en concurrence donc, la promiscuité, l’omniprésence du religieux (temples, rituels). Mais aussi ses princes maintenant déchus de leur pouvoir légal, dans leurs palais reconvertis en partie en musée et en auberge. L'Inde est un conservatoire des techniques anciennes, appliquées dans une station inconfortable (ainsi la coupe à la faucille). On adopte en effet une position accroupie pour le travail, pour l'attente, pour tout ou presque. Les notions de "pur" et d’"impur" sont des catégories structurantes. Mais ici la pollution est sociale, reliée au système des castes et à la notion de pureté, d'abord "pureté de sang" (à protéger par l'endogamie), mais généralisée (à la nourriture par exemple, aux professions et métiers, tels la vidange des déchets humains ou le travail du cuir, réservés aux sans-castes). Les Brahmanes ont sanctionné une division trifonctionnelle de la société dans laquelle ils avaient la position dominante. Notons ici la position centrale du mariage arrangé entre les familles (endogamie), le poids de la dot, le sort réservé aux veuves. Chacun est né pour le statut social qui convient au niveau qu'il a atteint en raison de ses actions dans une vie antérieure. On n'y peut rien: c'est la fatalité. L'inégalité sociale est comme sacralisée. L'Inde est encore une société où les riches sont admirés et où les domestiques sont fiers de la richesse de leurs maîtres. L'hindouisme est fait de contraintes et de normes. L'appartenance à un groupe, à une caste est fondamentale. Être rejeté hors de sa caste est une abomination.

Les autres religions se sont adaptées à l'idéologie brahmanique vieille de deux millénaires. Elles tiennent compte de l'existence des castes, même lorsqu'elles les rejettent (Sikhs). Les religions se sont influencées mutuellement. À noter la tolérance (reliée à l'isolement des castes, au polythéisme hindou), mais aussi l'animosité entre les Hindous et les Musulmans, responsable de massacres (en 1947, plus d'un million au milieu de l'exode de 15M; ou en 1984, contre les Sikhs après l'assassinat d'I. Gandhi). L'hindouisme est repli défensif. Le système des castes castre la capacité d'évolution. C'est source d'injustice sociale pour nous, mais les Indiens ne sont pas sensibles à cette injustice. L'Inde du Sud n'est pas l'Inde du Nord: elle est moins inégalitaire (pour les minorités ou les femmes), plus pluraliste, malgré de nombreux traits d'archaïsme (endogamie villageoise, tribus). Une visite en Inde confirme l'assertion de Marx ("La religion est l'opium du peuple"). Fatalisme hindou, pessimisme bouddhiste, karma, réincarnation, nirvana: autant d'attitudes démobilisatrices. Dans le Kerala pourtant, la contestation s'est exprimée contre le pouvoir brahmanique, puis elle a glissé vers le marxisme, dotant cet État d'un ordre social le plus progressiste de l'Inde.

L'Inde a connu une succession de conquêtes: les Indo-Aryens, l'Islam, les Occidentaux et surtout les Britanniques. On y pratique le culte réactionnaire du passé, de l'Inde éternelle, de la continuité. Cette absence de distanciation vis-à-vis le passé constitue un frein au changement. Gandhi a fait de la pauvreté un attribut de la sainteté et de l'archaïsme un attribut de l'indianité: l'Indien devait fabriquer son khadi. Un autre frein au changement est la dévotion envers le dharma, la bonne façon.

Cette civilisation n'a pas les mêmes signes, ce qui est source de confusion: ainsi un balancement horizontal de la tête est une affirmation. Pas de "merci" dans les langues indiennes. Bouddhistes et hindous donnent pour se détacher de ce qu'ils donnent. Ils ne font pas la charité, un concept altruiste étranger (c'est différent chez les Musulmans). La mendicité a un statut particulier. Mais la prolifération des mendiants entraîne un changement de sens.

Le coût de la vie est modique, à l'image du salaire rural (1$/jour). On peut loger à l'hôtel dans la capitale pour moins de 250 roupies (10$). À Jaisalmer, nous avons eu une chambre pour 2,40$, avec douche et toilettes, ... et proximité des vaches et des chameaux à travers des fenêtres grillagées! Un repas assez complet coûte 2$. On peut faire 5 km en rickshaw pour 0,75$ (tarif légal) ou 5$ si l'on accepte la première offre. Car ici tout se marchande.

Une visite au National Museum s’impose pour s’imprégner de l’histoire millénaire de l’Inde. On y trouve des pièces archéologiques, ethnologiques et historiques. J’y ai visité l'exposition consacrée à un manuscrit célèbre propriété du Windsor Castle. Le "Padshahnama" fut préparé par les meilleurs dessinateurs en hommage à Shah Jahan (1628-1658). C'était un ravissement d'observer ce bel exemple de raffinement dans l'art des miniatures. Le Musée prêtait aux visiteurs des loupes.