Voyage au Yucatán (12-19 décembre 1999)

Itinéraire: Cancún, Valladolid, Chichén Itzá, Mérida, sites Puuc, Tulum, Playa del Carmen.

La tournée de la zone touristique de Cancún a suffi pour me la faire détester. Elle me rappelle trop Miami que je visitai en 1986. Je suis donc rapidement parti pour Valladolid, me rapprochant ainsi de Chichén Itzá que je visitai le lendemain. Mérida me servit de base pour parcourir la zone Puuc et visiter les sites d'Uxmal, Kabah, Sayil, Xlapak et Labná. Puis ce fut une traversée de la péninsule pour aboutir à Tulum, à la fois plage pour soixante-huitards et site archéologique construit à l’époque de la décadence maya sur un promontoire avec vue imprenable sur la mer. La péninsule est plane et couverte d’une végétation arbustive monotone. Playa del Carmen constitue un lieu de villégiature encore agréable, distinct de l’atmosphère luxueux de Cancún.

Le principal bâtiment de Chichén Itzá, le Castillo, fut érigé vers 800. C’est un monument-calendrier. Il compte quatre escaliers de 91 marches (pour 364 jours, la plate-forme supérieure complétant le calendrier solaire) et divisant les neuf niveaux en 18 terrasses (pour les 18 mois de 20 jours du calendrier solaire). Chaque face de la pyramide compte 52 panneaux (pour le cycle de 52 ans). L’un des escaliers, côté nord, est flanqué de deux serpents à plumes. Les jeux d’ombre et de lumière au moment des équinoxes forment des triangles qui semblent faire monter le serpent en mars et le faire descendre en septembre. Il y a une pyramide intérieure plus ancienne accessible sous l'escalier nord.

Mérida compte une cathédrale d’une grande sobriété. Commencée en 1561, achevée en 1598, elle fut érigée avec des matériaux provenant du temple maya adjacent. Elle abrite le Christ de l'unité, symbole de la réconciliation entre Espagnols et Mayas, et le Cristo de las Ampollas (fait d'un bois miraculeux frappé par la foudre). La Casa de Montejo, construite à partir de 1549, a été habitée par la famille Montejo jusque vers 1970. La famille Montejo descend des principaux conquérants du Yucatán. C’est un bel exemple de continuité dynastique. La Banamex en a fait la restauration.

Réflexions

Les Mayas créèrent une grande civilisation dans un milieu peu propice, soit la forêt tropicale humide (du Petén), soit la péninsule du Yucatán privée d’eau de surface. Ils profitèrent des civilisations voisines, les unes contemporaines, les autres antérieures (celles des Olmèques, des Zapotèques, de Teotihuacan, puis de Tula), auxquelles ils empruntèrent.

Les paradigmes ont beaucoup changé depuis 1960 en raison des fouilles menées en plusieurs lieux et du déchiffrement de l’écriture maya ancienne. On croyait que les Mayas n’étaient que des agriculteurs sur brûlis et qu’ils étaient gouvernés par des prêtres-astronomes. On croyait avoir affaire à une théocratie qui cherchait par des sacrifices à se concilier les dieux pour une population de paysans. On sait aujourd’hui que les Mayas pratiquaient aussi une agriculture intensive (en terrasses, par drainage), souvent proche de l’horticulture, et qu’ils étaient gouvernés par des rois vaniteux et ombrageux qui cherchaient à subjuguer les rivaux. 

L'accumulation de fouilles et d'analyses aboutit à une nouvelle interprétation, éloignée de la vision romantique d'une société pacifique, profondément religieuse. Le contenu des inscriptions mayas est historique. Les personnages sculptés sur les stèles sont les rois cités et honorés dans les textes gravés sur les mêmes monuments. Le roi joue un rôle fondamental dans le rituel et la cosmologie maya. L'érection d'une stèle n'est pas la manifestation d'un "culte du temps", mais est un monument qui fait le point, à périodes fixes, en établissant les relations entre les divers cycles calendaires et le cycle dynastique. Les inscriptions racontent en somme une histoire dynastique.

La civilisation maya apparaît désormais comme une société organisée en cités-États rivales cultivant chacune sa personnalité. On a identifié plus d’une centaine de glyphes-emblèmes. Cette société est très compétitive et son histoire est remplie de batailles, d'annexions, de tributs cédés et d'alliances. Dans chacune de ces grandes cités - celles qui ont droit à un "glyphe-emblème" - un roi, égal à un dieu, porte la responsabilité du bon fonctionnement de l'univers. Pour s'imposer à ses sujets et rivaux, le roi vit dans les palais les plus somptueux, fait construire des temples à la gloire de ses ancêtres au sommet de pyramides les plus hautes. La lutte de prestige entre les familles régnantes finira par affaiblir les peuples qui les font vivre et qui paient pour leurs rivalités. Elle sera à l’origine, en se conjuguant avec d’autres facteurs, de l'effondrement de la civilisation maya classique. 

Les Mayas furent de grands bâtisseurs. Ils édifièrent de grands complexes cérémoniels qui se distinguent par de grands travaux de terrassement qui servent de soubassements aux pyramides et aux palais. La voûte à encorbellement est un trait maya comme l’est la disposition des édifices en quadrilatères. La décoration est originale et recherchée : pensons aux bordures biseautées, aux frises de grecques, à ces masques de Chac en série, à ces crêtes qui couronnent les bâtiments supérieurs. Ils érigèrent des stèles datées pour marquer des événements.

Ils furent surtout de brillants astronomes et mathématiciens. Ils suivaient les mouvements apparents du Soleil, de la Lune et de Vénus. Ils avaient plusieurs calendriers qui s’emboîtent comme les mécanismes d’une montre: un calendrier divinatoire rituel ou Tzolkin (260 jours divisés en treize groupes) et un calendrier solaire ou Haab (de 365 jours). Les deux calendriers arrivaient au même point à tous les 52 ans. Chacun des 18 980 jours avait son propre nom formé d’une combinaison des deux calendriers (ex. : 1 Imix 5 Pop; 2 Ik 6 Pop). Deux cycles de 52 ans correspondaient à 65 révolutions synodiques de Vénus. Pour dater des événements de nature dynastique ou cosmique, ils inventèrent le "Compte long" basé sur une année de 360 jours. Un grand cycle se composait de 1 872 000 jours (13 baktuns). Commencé le 11 août 3114 a.n.e., il se terminera le 21 décembre 2012. Le système de numérotation (à base 20, avec le zéro) permettait des calculs avancés nécessaires au comput du temps. Ainsi leur estimation de l’année solaire ne s’écarte de la réalité que de 17,28 secondes! Ils mirent aussi au point une écriture glyphique qui n’a été déchiffrée que récemment.

Le déchiffrement des glyphes mayas compte parmi les grandes aventures intellectuelles du XXe siècle. Deux chercheurs russes ont été décisifs : Youri Knorosov et Tatiana Proskouriakoff. Ils travaillèrent à partir de l’idée que ces glyphes comprenaient des signes syllabiques. L’écriture maya a été utilisée de l’an 100 à 1600. Les missionnaires en interdirent l’usage, si bien que les textes mayas s’écrivirent après la conquête en caractères latins, ce qui entraîna la perte d’un savoir. Figurative, l’écriture maya comportait environ 800 signes représentant des animaux, des êtres surnaturels, des parties du corps, des objets naturels ou utilitaires. Les signes sont disposés sur deux colonnes : il faut les lire de gauche à droite. La totalité peuvent entrer dans deux catégories : les logogrammes (ou signes-mots) et les syllabes (chaque signe composant une syllabe). Pour écrire colline, les scribes pouvaient recourir au logogramme colline (uits : l’image évoque les esprits surnaturels des montagnes) ou combiner deux signes syllabiques (ui-tsi). Ainsi pakal (bouclier) peut s’écrire avec un logogramme (pakala dont l’icône évoque effectivement un bouclier) ou par la combinaison de 3 glyphes accolés (pa-ka-la). La difficulté à déchiffrer l’écriture maya vient des nombreuses variantes formelles. Il y a plusieurs signes pour rendre pa, ka, la (ce sont des allographes). Ainsi la syllabe na peut être écrite à l’aide de six signes distincts. Une tête de femme désigne aussi bien ixik (femme) que na (mère). Le travail de déchiffrement des glyphes consistent largement à détecter ces équivalences et à rechercher leur valeur phonétique. 

À la différence d’autres écritures anciennes, celle des Mayas fut d’emblée un moyen de s’adresser aux dieux et de légitimer le pouvoir de souverains considérés à l’égal des dieux. Le scribe vivait à la cour. La qualité esthétique de l’écriture servait à rehausser son caractère sacré. La maîtrise (au moins passive) de l’écriture faisait partie de l’éducation des nobles. La langue réelle sous-jacente à l’écriture serait le ch’ol, une langue encore en usage dans le Chiapas.

La civilisation maya atteignit son zénith vers le IXe siècle. Une conjonction de facteurs peut expliquer la décadence : assèchement et épuisement des sols, guerres civiles, invasions. Les sites du Yucatan correspondent à une autre phase (plus tardive) du développement de cette civilisation. Les Espagnols trouvèrent des monuments souvent déjà envahis par la nature; ils n’y prêtèrent pas grande attention, s’intéressant plutôt à mettre sous leur tutelle les peuples qui habitaient la région et qui parlaient des langues mayas. Un siècle après le lancement de l’archéologie maya, il y a des milliers de bâtiments à excaver et encore plusieurs sites à découvrir. J’ai visité sept sites de la zone péninsulaire: Chichén Itzá, les sites de la région Puuc (Labná, Xlapac, Sayil, Kabáh, Uxmal) et Tulum.


Les connaissances sur les anciens Mayas progressent rapidement. Une course de vitesse est engagée entre les archéologues et les pilleurs, car les artéfacts mayas ont la cote. Des pilleurs de tombes sont des gens pauvres qui opèrent seuls ou de collusion avec des trafiquants qui ont des moyens. Il y a un marché à l’étranger pour ces pièces arrachées à leur contexte archéologique et culturel. Le Guatemala abrite des milliers de sites qu’il ne peut protéger contre le pillage et qu’on ne peut tous excaver suivant les canons de l’archéologie moderne. C’est dire le défi. 

Les Mayas sont devenus un objet de curiosité pour les centaines de milliers de touristes qui arpentent annuellement des sites encore à moitié déblayés. Les gouvernements du Mexique, du Guatemala, du Belize, du Honduras et du Salvador ont créé l'"Organización Mundo Maya" pour développer le tourisme dans cette région. L'OMM propose 93 sites mayas dans 5 pays. Une partie des populations mayas vit désormais de l’activité engendrée par l’attrait qu’exercent leurs ancêtres lointains sur des occidentaux en mal d’exotisme et de nouveauté. Que serait Cancún sans la proximité de ces ruines et vieilles pierres? Cancún accueille annuellement 2,5M de touristes. C’est une ville artificielle avec un espace de luxe réservé aux touristes, un espace résidentiel pour les notables et une zone (regiones) pour le peuple. Les Mayas abandonnent désormais la milpa pour la ville et les services touristiques. L'espagnol remplace le maya; le costume change. Pour les visiteurs, le fait maya appartient au passé et se réduit à des ruines, à des vestiges lithiques. Ainsi la chronologie de l’OMM s'arrête en 1521, avec l’arrivée des Espagnols dans la région. Comme si les Mayas avaient disparu dès cette époque, alors qu’ils disparaissent plutôt sous nos yeux par assimilation culturelle (sous l’effet de l’urbanisation tertiaire) afin de survivre comme individus. (1)

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(1) Pour en savoir plus sur l'effet du tourisme sur les Mayas, lire l'ouvrage de Lucie Dufresne, Les Mayas et Cancún (Montréal, PUM, 1999)

Dernière révision: 11 novembre 2003