Voyage au Pérou et en Bolivie (27 novembre-31 décembre 1996)

Itinéraire: Lima, Cuzco, Pisac, Machu Picchu, Puno, Taquili, Copacabana, La Paz, Tiwanaku, Potosí, Sucre, Cochabamba, La Paz, Lima, Huaraz, Yungay, Lima.

Le rapport au temps dilaté. Les transports ont consommé une part importante de mon temps, ce qui s'explique par l'amplitude du voyage (un arc compris entre le Callejón de Huaylas et Sucre) et les temps de parcours en milieu montagnard. Il ne faut pas le regretter. En se déplaçant, on découvre la géographie, les paysages, mais aussi on observe les gens dans leur vie de tous les jours, depuis la fenêtre tout au moins, ou on les côtoie à titre de voyageurs. Ainsi le commerce ambulant va vers les transports. En 35 jours (dont 21 au Pérou), j'aurai passé 128 heures (plus de 5 jours) en déplacement ou en attente d'un moyen de transport. J'ai fait trois vols intérieurs (Lima-Cuzco; Sucre-Cochabamba; La Paz-Lima) et parcouru plus de 3100 km par voie terrestre (en autocar, train, ferrobus, microbus, bateau [lac Titicaca]). J'ai séjourné 28 jours à plus de 3000 m (dont une dizaine de jours à 3800-4000 m). J'ai visité une quinzaine de villes et de bourgs. J’ai beaucoup marché!

La visite des musées, des églises et des sites archéologiques a absorbé un temps considérable. J'ai visité une vingtaine d'églises, une douzaine de musées et sept sites archéologiques. J'ai fréquenté les marchés populaires pour y observer les produits (aliments et artisanat), les vendeurs et les acheteurs. J’ai passé beaucoup d'heures à discuter avec d'autres voyageurs (des Européens: Suisses, Allemands, Français; des Australiens; des Colombiens et Argentins; des Canadiens). Les interlocuteurs locaux furent les aubergistes, des meseros, des guides et les chauffeurs, les marchands. Les principales lectures: des guides de voyage, les journaux locaux et des nouvelles latino-américaines.

L'adaptation à l'altitude a représenté la principale difficulté de ce voyage. Les multiples effets ressentis furent l'essoufflement, le manque d'appétit, un sommeil tronçonné par de fréquents réveils. Heureusement qu'il y avait les infusions de coca et que l'organisme s'adapte. Une préoccupation constante: être sur ses gardes partout et toujours pour prévenir des vols ou une agression. La façon de s'habiller, de se déplacer, de visiter répondait à des critères de sécurité. Rarement pourtant ai-je vraiment senti une menace réelle même lorsque je me déplaçais dans des secteurs à risque (comme dans les zones de marchés, à proximité des gares ou à l'écart des villes comme lors de randonnées à Pisac et à Sacsayhuaman et les environs).

Machu Picchu fit une très forte impression. Le site est envoûtant, sur un éperon rocheux, entouré d’autres cimes. De la forteresse de Sacsayhuaman et de ses pierres cyclopéennes, on a une magnifique vue sur Cuzco, ses églises, ses toits de tuile. L’épisode le plus éprouvant fut la visite de la mine Candelaria dans le Cerro Rico à Potosí. Pendant plus de trois heures je visitai avec un groupe de jeunes hommes et femmes des galeries de mines encore en exploitation, escaladant une échelle de corde, en respirant souffre et poussière. Cette épreuve physique est aussi humaine dans la mesure où nous nous retrouvons comme explorateurs dans un milieu où ont travaillé des générations d’hommes qui y ont laissé leur santé et leur vie. On continue d’y travailler avec des techniques archaïques (au pic et à la dynamite; les charrois se font à dos d’hommes dans des échelles) parce que ce sont les seules que peuvent se permettre les mineurs qui squattent dans la mine abandonnée par la COMIBOL. Mâcher de la coca est une nécessité dans cet environnement. Le «maître des lieux», le Tio (un mannequin à qui on offre alcool, cigarette et coca), est réputé veiller à la sécurité et à la prospérité des mineurs.

Réflexions

Vivre dans les Andes, c'est prendre la mesure d'un fait de civilisation déterminant: un espace compartimenté, fragmenté, un horizon hachuré, parfois d'une beauté à couper le souffle, surtout quand des cimes enneigées en jaillissent. Les plus grandes civilisations s'y développèrent: Chavín, Wari, Cuzco, Tiwanaku.

La visite du Museo de la Nación à Lima permet d'apprécier la richesse du passé préhispanique. Ses concepteurs entendent stimuler «El orgullo de ser peruano» (proclame le billet d'admission). Les grandes cultures se succèdent avec des maquettes des principaux sites, des pièces représentatives, des photographies, des cartes. Elles sont replacées dans le contexte mondial, généralement pour montrer qu'elles n'ont rien à envier aux civilisations contemporaines du Vieux Monde. Piruru, site occupé pendant 1700 ans. La Galgada (Ancash), 2800 av. JC. Aspero (Supe), sur la côte nord: 17 monticules sur 13 ha de pyramides. L'obélisque de Tello (Chavín) exprime la dualité homme-femme. Chavín fut un lieu de pèlerinage (dieu-jaguar) où l'on venait de plusieurs régions du Pérou, conférant une unification stylistique. Autour de l'an 0 se produit une fragmentation et une régionalisation. Il y a plusieurs de ces cycles (centralisation autour d'un pôle/régionalisation, fragmentation) dans l'histoire andine. Les cultures côtières s'érigent sur les rivières. Le contrôle de l'eau est une constante. La civilisation wari autour d'Ayacucho embrasse la côte et la sierra. La cité de Wari occupait 400 ha et aurait eu 100 000 hab. Peut-on croire à ce propos les chiffres sur la population de certaines villes préhispaniques? La chaquitaclla, sorte de bêche inca, est un outil à tous usages (semer maïs, pomme de terre), très efficace, et adaptée à la culture de pentes. On en trouve des droites et des recourbées selon les usages.

Compaison Pérou-Bolivie. Le Pérou est plus conscient que la Bolivie de son passé précolombien et le met en valeur. Toutes les régions ont quelque chose à offrir, ont des ruines et vestiges. Pensons à tous les musées privés: ceux de Lima (Museo de Oro del Perú: famille Mujica Gallo; Museo Rafael Larco Herrera; Museo Amano, Museo Pedro de Osma). Cuzco pour sa part vit du tourisme. La Bolivie exploite peu et mal les sites archéologiques. L'obsession bolivienne se porte vers le littoral. Un musée à La Paz (Museo del Litoral) renferme des cartes anciennes qui montrent une Bolivie pacifique (bande Arica-Antofagasta) et des reliques de la Guerre du Pacifique. Les liaisons La Paz-Arica (train, ferrobus, bus) sont les pires qu'on puisse imaginer (inconfort, durée). L'autre route est Uyuni-Antofagasta (via Calama). L'enclavement de la Bolivie est multiple. Du côté amazonien, le Brésil devait compenser la Bolivie pour la perte d'Acre en 1903 en construisant une voie ferrée pour une sortie sur l'Atlantique; la voie Porto Velho/Guajará-Mirim n'atteignit jamais Riberalta. La Bolivie est un pays dépecé par ses voisins (Chili, Brésil, Pérou, Paraguay, Argentine). Il a perdu la moitié de son territoire en un siècle. La frontière la plus facile: le Pérou. Les pires traversées: le Paraguay, le Chili.

La Bolivie a moins à offrir à l'amateur de ruines, de paysages. L'intérêt du touriste va aux Boliviens. La Bolivie a un profil plus archaïque: transport, bâtiment, route, costume, tout fait plus vieillot. Globalement, elle est plus pauvre. Les indicateurs (santé, éducation) le révèlent. Les écarts de niveaux de vie sont sans doute moins accusés qu'au Pérou. Un contraste à Lima: passer du Centro à Miraflores ou à San Isidro, ou au Mercado Central. Miraflores ressemble à Miami: supermarchés (chaîne Santa Isabel), chaînes alimentaires (McDo, BK, KFC, Pizza Hut, etc.). À Lima, les commerces sont ouverts le dimanche, souvent au-delà de 18 h. Le 25 décembre, la chaîne Santa Isabel ouvrait ses portes à 13 h!

De grands passés, de tristes présents. Beaucoup de signes de décadence. Potosí compte 120 000 habitants, moins qu'au XVIIe siècle. Elle a gardé de cette époque de nombreuses églises. Cuzco a perdu beaucoup de sa splendeur incaïque (pillage des trésors; pensons à Coricancha et à ses 700 feuilles d'or de 2 kg. chacune; Sacsayhuaman se serait contracté de 80 %, perdant ses pierres pour construire la Cuzco espagnole). Tiwanaku a subi aussi un pillage. Chan-Chan voit encore ses briques d'adobe servir à la construction résidentielle. Et il y a les huaqueros qui ont failli s'emparer du trésor du «Señor de Sipan». Au voisinage de Trujillo, on trouve deux ensembles. Les Moche ont construit les deux plus grandes pyramides d'Amérique, celle du Soleil (228x135x48m) et celle de la Lune (80x60x21m), en utilisant 50 M de briques d'adobe. Et les neuf citadelles de Chan-Chan construit par les Chimú constituent le plus grand complexe d'adobe couvrant 28 km².

Contraste dans les usages funéraires entre les ethnies quechua et aymara. Les Kollas (quechua) déposaient leurs morts sur la terre, en position foetale au contact avec la Pachamama. Les ethnies de langue aymara les enterraient et construisaient des mausolées au-dessus. Les Kollas ont construit des tours funéraires au sommet d'une péninsule s'avançant dans le lac d'Umayo. C’est un site d'une beauté ensorcelante. Certaines chullpas atteignent plus de 10 m. On a trouvé jusqu'à 10 paquets funéraires dans certaines. Les unes sont en pierres taillées (influence inca?). On trouve aussi deux cercles cernées de pierres plantées debout: ce serait un genre d'oratoires pour le culte du Soleil et de la Lune avec des sacrifices à minuit. Une visite du cimetière de Sucre révèle trois modes de sépultures: les mausolées familiaux ou collectifs (les instituteurs, l'Action catholique, les pétroliers), des rangées de murs comprenant des niches (5 niches de hauteur) pour des enterrements perpétuels. Dans un coin, des tombes très modestes (un nom, une date de décès, sur une croix). Le Général Ovando a le plus gros mausolée qu'il partage avec d'autres militaires de Sucre. La solidarité n'est pas que familiale (dynastique), elle est aussi professionnelle.

L’envahissement mercantile. À l'approche de Noël, la folie marchande atteint son paroxysme. La rue Comercio à La Paz devient un bazar. On y vend surtout des produits importés, de mauvaise qualité. Les vendeurs ont généralement une spécialité. Certains vendent des biscuits et galettes. D'autres sont dans l'électronique bon marché ou dans le jouet de plastique, les patins à roues alignées. L'euphorie marchande sera encore plus démentielle à Lima. Les rues du Centro Histórico sont pratiquement incirculables, même les rues piétonnières. Le 24, à 21 h 00, on circule sur J. de la Unión derrière deux haies de vendeurs ambulants. On achète à la dernière minute, par obligation sociale. Le commerce ambulant concurrence le commerce fixe. L'organisation est traditionnelle. Les marchandises sont regroupées par secteur. Ici se sont les vélos et les pièces (Emancipación, près de plaza Castilla); ici, les sont les livres et revues (N. de Pierola, près de l'U. San Marcos).

Les Liméniens fêtent Noël et le Nouvel An à coup de pièces pyrotechniques. Tout un spectacle d'apercevoir ces fusées qui montent de partout dans la ville sur le coup de minuit. Même les quartiers pauvres participent, comme le Cerro San Cristobal. Le 1er janvier, on brûle des mannequins habillés de vieux vêtements afin de détruire l'année qui se termine. Le nationalisme dans la publicité. Les affiches proclament: «Tome Inca Kola, la bebida del Perú», ou «Tome Inca Kola, es nuestra».

L'érotisme andin. La céramique mochica est célèbre pour son réalisme. Toute la gamme: la variété des positions, amours orales, bestialité. Voir la collection du Museo Rafael Larco Herrera (dans un bâtiment spécial). Mais les Mochica ont de la compagnie. À Chacuito, capitale des Lupacas (aymara), on trouve des statuettes en forme de pénis. Les chullpas auraient une forme phallique: culte de fécondité associé à la mort. Les momies étaient placées en position foetale afin de renaître. Beaucoup de constructions évoquent des symboles sexuels.

Les transports. Les Boliviens voyagent lourds! La blague veut qu'ils voyagent avec 16 sacs, valises, ballots. Les autobus chargent sur les toits et dans la soute. J'ai vu embarquer à Cochabamba un cadre de lit et un bureau dans la soute d'un autocar. La femme utilise son ahuayo pour transporter enfant, marchandise, aliments. Au Pérou, les autobus font payer les excédents de bagages au poids (du genre 0,5 S/kg). Les conducteurs prennent des passagers en route. Dans bien des cas ils empochent le tarif. Ils permettent aux vendeurs de monter pour vendre aux arrêts, comme sur les trains. Ils laissent même des vendeurs faire une partie du trajet, recevant un «échantillon» de la marchandise. Il y a souvent à bord trois personnes, deux conducteurs (qui se relaient) et un contrôleur. L'un des conducteurs peut se reposer dans la soute à bagages. Le conducteur doit être mécanicien pour réparer une crevaison ou pour réparer le train de roulement du ferrobus (trajet La Paz-Oruro).

La femme est un conservatoire vestimentaire. La Bolivienne porte le chapeau, de formes variées (bolo vert, noir ou brun [aymara]; plus haut, en laine blanche, ou en paille [quechua]). Ses cheveux forment deux longues tresses terminées par une pièce de laine (pocacha). Sous sa jupe (pollera), elle a plusieurs couches de jupons, ce qui la grossit. Une blouse manufacturée, un chandail de laine (chompa) ou une veste, un tablier, souvent un châle de laine (llijilla, phullu). Passé sur ses épaules, noué autour du cou, un rectangle de tissage, l'ahuayo sert à tout transporter. On voit très peu d'hommes avec des enfants. Les vendeuses ont leurs enfants avec elles: un bébé tiendra même dans une boîte à chaussures! Les enfants sont peu dérangeants dans les transports publics. Le spectacle de la mendicité enfantine est troublant. Que d'enfants aperçus le long des routes et voies ferrées du Pérou et de Bolivie qui courent vers le train ou l'autocar, surtout aux arrêts, tendant leurs mains en forme de coupe pour recevoir des pièces jetées par les voyageurs-touristes.

L'altitude et le génie humain. El Alto est l'aéroport commercial le plus élevé du monde (4018 m). La voie ferrée qui mène d'Oruro à Potosí passe à 4786 m au Condor, l'un des points les plus élevés atteints par un train. Potosí, avec ses 105 000 hab., est à 4070 m la plus grande ville à cette altitude. Dire que sa population aurait atteint 160 000 habitants vers 1600! Les Andes atteignent leur largeur maximale en Bolivie (650 km). Le lac Titicaca à 3810m couvre 8965 km² (171 km par 64 km). Il régularise les températures (autour de 10° C). Un haut fait de génie civil andin fut la construction du Ferrocarril Central. Le tronçon Callao-La Oraya (187 km) passe par Ticlio (4758 m) le long du Rimac, avec 26 zigzags, 65 tunnels et 61 ponts. On offrait de l'oxygène aux passagers de première. Le coût fut de 27M/S. Le tunnel Galera (à 4781 m: la station la plus haute pour une voie à écartement régulier) a été creusé avec des outils traditionnels. Henry Meiggs fut le contracteur pour de nombreuses lignes. Ligne Arequipa-Puno complétée en 1876, celle de Juliaca-Cuzco en 1909. Route Huancavelica-Ayacucho atteint 4000m sur 150 km; la passe de Huayraccasa (5059 m) est la plus élevée d'Amérique.

L’excursion au Huascarán a été le trek le plus important de ce voyage, nous amenant à la lagune de Llanganuco (à 3 850 m). Là s’arrête la route. Nous avons continué sur le sentier pour dépasser les 4 000 m, en route vers La Portachuela de Llanganuco (à 4 767 m.). Au-delà, c’est la descente sur le versant atlantique vers Piscobamba. Le Huascarán (6768m) et l'Alpamayo (6120 m) sont les plus beaux pics que compte le Callejón de Huaylas où l'on dénombre plus de 200 pics enneigés, dont 25 supérieurs à 6000 m. À l'ouest se trouve la Cordillère noire; à l'est, la cordillère blanche; entre les deux, plus ou moins encaissée, la rivière Santa. Au nord de Caraz, au Cañon del Pato, les deux cordillères se rapprochent à 15m. On y trouve quelques spécimens du Puya Raimondi, une plante qui fleurit une fois en cent ans en donnant une hampe de 10 m faite de 8000 fleurs et 6 millions de graines. La floraison dure 2-3 mois, puis la plante meurt.