SommaireArchives
EmploisLivresForum
01/04/1998 La Recherche
JEAN-PAUL DEMOULE est professeur d'archéologie à l'université de Paris-I.

LA FAMILLE LINGUISTIQUE INDO-EUROPÉENNE
AVIS AKVASAS KA...














(1)W. Jones, Asiatic Researches , 1 , 415, 1788.
(2)F. Bopp, Vergleichende Grammatik des Sanskrit, Zend, Griechischen, Lateinischen, Lithauischen, Gothischen und Deutschen , Berlin, 1833-1852, 6 vol.
(3)A. Schleicher, Die darwinsche Theorie und die Sprachwissenschaft , Weimar, 1863.
(4)Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain , III, 2, Flammarion, 1990.
(5)A. Meillet, Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes, voir « Pour en savoir plus ».
(6)I bidem , p. 418.
(7) ibidem , p. 47.
(8)A. Meillet, in Actes du Premier Congrès international de linguistes , « Caractères généraux de la langue grecque », Sijthoff, Leyde,1928, p. 164.
(9)K. Malte-Brun, Précis de géographie universelle , t. II, Paris, 1810, p. 577.
(10)O. Schrader, Reallexikon der indogermanischen Altertumskunde. Gundzüge einer Kultur-und Völkergeschichte Alteuropas , Berlin, 1901 ; sec. éd. (avec A. Nehring), 1917-1929.
(11)E. Pulgram, The Tongues of Italy. Prehistory and History , Harvard, 1958.
(12)J.-P. Mallory 1997, B. Sergent 1995 ; cf. « Pour en savoir plus ».
(13)J.-P. Demoule, Revue d'Histoire des religions , CCVIII, 2, « Réalité des Indo-Européens : les apories du modèle arborescent », p. 169-202.
(14)J. Haudry, Les Indo-Européens , « Que sais-je ? », PUF, 1981, p. 119-124.
(15)C. Renfrew, cf. « Pour en savoir plus »
(16)A. Piazza, La Recherche , octobre 1997, A. Szulmajster-Celnikier, La Recherche , février 1998.
(17)M. Bateman et al ., Current Anthropology , 31 , « Speaking of forked tongues : the feasibility of reconciling human phylogeny and the history of language », 1990, p. 1-24.
(18)Les Ethiopiens classés dans le même groupe linguistique afro-asiatique (lui-même branche du nostratique) que les Africains du Nord, en sont extrêmement éloignés génétiquement. Symétriquement, les Hindous locuteurs de langues indo-européennes sont génétiquement bien plus proches des Hindous locuteurs de langues dravidiennes qu'ils ne le sont des autres locuteurs de langues indo-européennes, Iraniens ou Européens.
(19)N. Troubetzkoy, Acta linguistica , 1 , « Gedanken über das Indogermanen-problem », Copenhague, 1939.
(20)A. Szulmajster-Celnikier, La Recherche , février 1998.
(21)A. Martinet, Des steppes aux océans, Payot, 1986.
(22)J. Haudry, Libération , 14 octobre 1996, p. 13.

La Recherche a publié :
(I) K. Raj, « La compagnie des Indes. Du commerce à la linguistique », juillet-août 1997.
(II)« Aux origines de la diversité humaine : la science et la notion de race », notamment : A. Piazza, « Un concept sans fondement biologique » et R. Caspari, « Une diversité multimillénaire, fruit d'échanges continus », octobre 1997 ; « La quête de la langue originelle » : M. Ruhlen, « Toutes parentes, toutes différentes » et A. Szulmajster-Celnikier, « Eloge de la prudence méthodologique », février 1998.



> ARTICLES


> PRÉHISTOIRE

Aucun fait scientifique ne permet d'étayer l'hypothèse d'un peuple originel
Les Indo-Européens, un mythe sur mesure

Parce qu'il y a des parentés entre langues européennes et asiatiques, il y aurait eu une langue mère. Donc un peuple qui l'aurait parlée. Qui dit langue-mère dit aussi diffusion selon un modèle généalogique, c'est-à-dire arborescent. Venant de l'est, la diffusion fut mise en oeuvre par une conquête qui dut ressembler à celle d'Attila. A ne pas en douter, l'indo-européen fut donc la langue d'un peuple guerrier et hiérarchisé... Ainsi le mythe indo-européen se construit-il : à coup de présupposés se soutenant les uns les autres.
A la fin du XVIIIe siècle, des érudits rapprochent le vocabulaire et la structure du grec, du latin et du sanscrit découvert par les Occidentaux en Inde. Ils avancent bientôt l'hypothèse d'une « source commune » - l'expression est de William Jones, l'un des plus célèbres de ces pionniers(I) d'où ces langues seraient issues et, avec elles, les peuples qui les parlaient(1). Durant le XIXe siècle, plusieurs philologues allemands mettront cette idée en forme : Franz Bopp, qui publie à partir de 1833 la première Grammaire comparée des langues indo-européennes(2) ; Jakob Grimm, l'aîné des frères conteurs, qui rédige la première grande grammaire allemande ; August Schleicher, botaniste influencé par le darwinisme, qui trace le premier arbre généalogique des langues indo-européennes(3) et rédige même un court texte en « indo-européen primitif » reconstitué. Dès la fin du XIXe siècle, l'essentiel de la méthodologie comparatiste est acquise. Au point qu'en 1903, Antoine Meillet, professeur de linguistique au Collège de France, estime, dans son Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes , « impossible à dépasser » l'état des études linguistiques sur cette question !

S'il avait existé un jour une langue commune originelle, ne devait-elle pas nécessairement avoir été parlée par un peuple originel ? En 1705, le philosophe allemand Leibniz, constatant les ressemblances entre germain, grec, celte et latin, avait déjà conclu qu' « on peut conjecturer que cela vient de l'origine commune de tous ces peuples [...] venus de la mer Noire » (4) . L'identification du peuple originel n'est plus du ressort de la linguistique, mais de l'archéologie, ou du moins dépend-elle d'une étroite collaboration entre ces deux disciplines. Dans une posture incommode, les linguistes ne cesseront d'user d'un double langage.

Ainsi, la grammaire comparée ne prétend pas reconstituer la « langue originelle » telle qu'elle aurait été parlée, il ne s'agirait, selon Meillet, que d'établir « un système défini de correspondances entre des langues historiquement attestées » (5) . Irréprochable profession de foi scientifique. Une telle construction logique - faut-il le rappeler - ne permet que de se représenter formellement une réalité. Elle reste une abstraction qui ne dit rien sur l'histoire de ces correspondances. Meillet n'en affirme pas moins qu'il y a bien « eu - on ne sait ni en quel lieu, ni en quel temps exactement - une nation indo-européenne » (6) . Cette double ignorance ne lui interdit pas de penser que la langue primitive était « une langue de chefs et d'organisateurs imposée par le prestige d'une aristocratie » (7) . Sur quel fondement repose cette dernière idée ? Sur aucun argument archéologique, mais sur une assimilation entre structure sociale et structure linguistique : « L a préoccupation de tout chef hellène, nordique, etc., était d'être indépendant ; or la phrase indo-européenne est faite avec des mots qui, grâce à leur flexion, se suffisent à eux-mêmes et indiquent eux-mêmes leur rôle dans la phrase » (8) . Recherche rigoureuse d'une part, conjectures dont la vraisemblance ne repose que sur l'autorité de celui qui les avance de l'autre... Mais Meillet n'est pas le seul linguiste à mettre en oeuvre un tel double langage : Emile Benveniste et André Martinet par exemple y céderont à leur tour.

Quels sont les indices qui permettraient de repérer le peuple originel ? Au début du XIXe siècle, on le place d'emblée en Inde. La structure du sanscrit, avec ses abondantes déclinaisons, paraît plus élaborée, moins altérée que d'autres langues. A partir de l'idée, tirée de l'exemple du latin, que l'on se fait du sort d'une langue mère, le sanscrit est donc déclaré plus « originel ». D'où l'expression d'« indo-européen » , dont la paternité est attribuée au géographe français d'origine danoise Konrad Malte-Brun(9). La localisation va de pair avec une fascination pour l'Inde. Mais il y a un malentendu, la culture indienne n'ayant pas grand-chose à voir avec les valeurs romantiques... Aussi l'histoire des localisations de la patrie originelle indo-européenne devient celle de son rapatriement progressif vers l'Europe.

L'Inde abandonnée, on se replie d'abord vers l'Afghanistan, puis vers deux autres localisations : les steppes (en Asie centrale, vaste et mal connue, ou en Europe orientale, au nord de la mer Noire) et le nord de l'Europe.

- Le scénario steppique est développé par le linguiste Otto Schrader, auteur en 1901 d'une monumentale et alphabétique Encyclopédie des antiquités indo-européennes . Mais l'hypothèse repose sur des arguments ténus(10). Elle s'appuie notamment sur une nouvelle méthode, la « paléontologie linguistique » , que l'Allemand Heinrich Klaproth inaugure en 1830 et que développe à partir de 1859, le Genevois Adolphe Pictet. Son principe fondamental est le suivant : les mots communs à l'ensemble des langues indo-européennes - le « vocabulaire commun » - doivent désigner des réalités qui étaient présentes dans la patrie originelle.

Le terme qui désigne « mouton » est à peu près le même dans chaque langue ; le mouton devait donc brouter dans la patrie originelle (charge à l'archéologie d'en retrouver les ossements). Parce que le fer est nommé par des racines distinctes, ce métal n'était pas encore travaillé, etc.

Semblable méthode minimise l'effet des emprunts et des changements de signification, qui peuvent être très importants. Ce n'est pas, ironisera le linguiste britannique Ernst Pulgram en 1958, parce que bière, café, et tabac, se disent avec des mots très voisins dans les langues romanes d'aujourd'hui que les soldats de César s'attablaient aux terrasses des cafés pour boire de la bière et fumer des cigares !(11)

Revenons à Schrader. Parce que le vocabulaire commun contient peu de mots comme arbre, montagne, parce qu'on y repère peu de termes d'agriculture, mais plusieurs pour nommer la roue, le chariot et les animaux domestiques, celui-ci conclut : les premiers Indo-Européens étaient des pasteurs nomades vivant dans un paysage dénudé. Mais d'autres lectures du même matériel donnent des résultats contradictoires : l'ours, absent de la steppe, est présent dans le vocabulaire commun ; les poissons, surabondants dans les grands fleuves ukrainiens, sont absents du vocabulaire ; quant aux chariots, ils ne sont pas propres aux nomades...

Le scénario de Schrader a pourtant un bel avenir. C'est le plus en vogue parmi les indo-européanistes actuels cherchant la patrie originelle(12). Ses partisans n'hésitent pas, depuis Schrader, à mettre chaque découverte archéologique au nord de la mer Noire (et il y en a, comme ailleurs, beaucoup) au compte des Indo-Européens originels et au crédit de leurs présupposés, sans se soucier de la circularité de l'argumentation. Cette région révèle-t-elle par exemple les plus anciennes traces d'une domestication du cheval en Eurasie ? Voilà les nomades indo-européens à l'oeuvre, préparant leur conquête ! Pourquoi l'Indo-Européen serait-il nomade puis guerrier ? Parce qu'il y aurait eu diffusion linguistique ! En fait, les partisans du scénario steppique importent dans leur scénario le schéma de la conquête en se fondant sur des événements historiques bien plus récents (Attila, Tamerlan, etc.).

Si l'archéologie observe dans ces steppes vers la fin du Ve millénaire certains mouvements de population, ceux-ci sont limités et ne s'étendent en aucune façon progressivement à toute l'Europe. Les transformations importantes, visibles sur une partie du continent, dans la culture matérielle (invention de la métallurgie du cuivre et de l'or, érection des dolmens, etc.), témoignent avant tout de développements internes de sociétés qui deviennent plus hiérarchisées.

Une nouvelle discipline, la mythologie comparée, est appelée en renfort. Il avait été observé qu'aucun nom commun de divinité ne se retrouvait d'une langue indo-européenne à l'autre. L'historien des religions, Georges Dumézil, montre qu'il existe néanmoins, entre les récits mythiques (religieux ou non) indiens, celtiques, germaniques ou romains, des thèmes et schémas narratifs analogues. Il recense nombre exemples de similarités frappantes. La mythologie indo-européenne s'ordonnerait selon lui d'après une « trifonctionnalité » : souveraineté religieuse, force guerrière, travail et reproduction.

La réalité de ces rapprochements n'est sans doute guère discutable. L'interprétation en termes d'unité idéologique indo-européenne l'est davantage : une partie des structures mythiques mises en évidence par Dumézil se retrouve, non pas sur la Terre entière comme on le lui a parfois objecté (les mythes hébraïques ou chinois ne s'y conforment pas), mais néanmoins hors du domaine indo-européen. Au Japon par exemple, comme l'a reconnu Dumézil, qui proposait d'y voir un cas de diffusion religieuse. A l'inverse, la mythologie grecque ne rentre que marginalement dans le schéma trifonctionnel. La comparaison des mythes plaide en réalité plus pour une circulation en tous sens, durant les millénaires de l'Europe pré- et protohistorique, à l'instar des biens et des personnes, qu'il ne permet d'assimiler trifonctionnalité et indo-européanité(13).

Les travaux de Dumézil n'en sont pas moins venus conforter la représentation traditionnelle d'un peuple originel et d'une société guerrière hiérarchisée. Dumézil lui-même, tout en considérant que l'archéologie n'était pas de son ressort, penchait pour sa localisation à l'est de l'Europe.

- Le scénario nordique : à la fin du XIXe siècle, en Allemagne - Indo-Européen s'y dit « Indo-Germanisch » - perce l'idée selon laquelle le peuple originel serait parti de cette région et de Scandinavie vers le sud et l'est. Les Allemands actuels en seraient donc les descendants les plus proches. Certains mots du vocabulaire commun, noms d'arbres ou d'animaux censés correspondre à l'environnement de cette région (ours, hêtre, bouleau, etc.) sont à leur tour requis comme arguments. Le préhistorien Gustav Kossinna, professeur à Berlin, prend le relais avec des arguments archéologiques suffisamment convaincants pour que des préhistoriens parmi les plus importants du moment, comme Joseph Déchelette en France ou Gordon Chile en Grande-Bretagne, les jugent recevables. Mais l'hypothèse nordique souffre par la suite d'avoir directement inspiré la politique raciale du IIIe Reich (même si Kossinna meurt en 1931).

Elle sera définitivement abandonnée dans les années 1950-1960, lorsqu'il deviendra évident que le peuplement de la Scandinavie, longtemps inhabitable, provient pour l'essentiel d'une colonisation issue d'Europe orientale et non l'inverse. C'est cependant sans surprise qu'on retrouve de nos jours cette hypothèse nordique dans les écrits d'indo-européanistes français liés à l'extrême-droite ; par exemple dans le " Que-sais-je ? " du linguiste Jean Haudry, professeur à Lyon-III et à l'Ecole pratique des hautes études, membre du « Comité scientifique » du Front national. L'auteur s'appuie sur l'autorité de Hans Günther, principal raciologue national-socialiste, nommément cité, pour affirmer que les Indo-Européens originels sont de « race nordique » , « grands » , « blonds » et aux « yeux bleus » (14) .

Avec le développement des recherches archéologiques au cours du XXe siècle, un fait devient évident : l'une des rares grandes migrations préhistoriques indiscutables est la colonisation de l'Europe, à partir du VIIe millénaire, par des populations qui ont, au Proche-Orient, domestiqué le mouton, la chèvre, et développé la culture du blé et de l'orge - espèces animales et végétales qui n'existaient pas à l'état sauvage en Europe. Le nouveau mode de vie néolithique assure une beaucoup plus grande stabilité des ressources alimentaires et par là une progression démographique continue. A partir du foyer proche-oriental, les agriculteurs éliminent ou absorbent les populations de chasseurs-cueilleurs d'Europe, marges septen- trionales exceptées - d'autres populations d'agriculteurs faisant de même sur d'autres continents.

Certains archéologues cherchèrent donc à relier ce fait bien établi à la diffusion des langues indo-européennes. Dans les années 1960, le Catalan Pedro Bosch-Gimpera suppose que l'Europe centrale néolithique ait pu servir de zone de formation, puis de dispersion, pour le peuple originel. Plus radical, le Britannique Colin Renfrew propose en 1987 d'identifier l'ensemble du mouvement de colonisation néolithique depuis son point d'origine proche-oriental avec les migrations indo-européennes(15). La théorie cette fois n'est pas linguistique. Il lui manque cependant aussi une confirmation.

De même que les scénarios linguistiques ne sont pas recoupés par des faits archéologiques, l'hypothèse achoppe si l'on admet, comme Renfrew le fait, que les parentés linguistiques indo-européennes s'expliquent par la vaste migration d'un groupe d'humains. Les ressemblances entre langues indo-européennes ne s'ordonnent pas en effet selon l'axe sud-est/nord-ouest de la diffusion du Néolithique en Europe. Continent où l'on rencontre des langues non indo-européennes : écriture dite linéaire A des tablettes d'argile trouvées dans les palais crétois, l'étrusque, le basque, le picte, les langues ibériques... La civilisation néolithique s'y étant développée comme ailleurs, il n'est pas possible d'établir en l'occurrence de liens entre ce développement et les paramètres linguistiques.

En outre, ces sociétés néolithiques ne connaissent pas de hiérarchie sociale marquée (il n'y a pas de différences de richesse entre les maisons ou les tombes), elles n'ont surtout pas d'activités militaires. La hiérarchie et la guerre sont deux traits censés caractériser la société des Indos-Européens et expliquer leur expansion. Traits dont on n'a des preuves archéologiques qu'à la fin du Ve millénaire dans ces régions. Autre réserve : le fameux vocabulaire commun ne comprend que peu de termes désignant des espèces végétales ou animales méditerranéennes. Last but not least ... on ne connaît au Proche-Orient, dans la zone d'origine de la colonisation néolithique, pratiquement aucune langue indo-européenne parlée à date ancienne, fait qui ne plaide pas pour reconnaître dans cette région un foyer originel.

Le scénario de Renfrew est donc à considérer comme une hypothèse de travail dont on retient d'abord les salutaires critiques adressées au modèle steppique. Il se trouve cependant que cette hypothèse croise d'autres théories récentes, dont la visée est encore plus large : l'arbre de toutes les langues du monde et l'arbre des ressemblances génétiques de tous les humains(II).

Un arbre de toutes les langues est proposé dès le début du siècle par certains linguistes, notamment le Danois H. Pedersen et l'Italien A. Trombetti. A cette époque apparaît la notion d'une langue mère commune, le nostratique - « notre langue » (par opposition à celles des autres) - qui aurait été à l'origine des groupes linguistiques indo-européens, sémitique, finno-ougrien (finlandais, hongrois, etc.) et du Caucase. Pour lier cette hypothèse à des migrations préhistoriques, on s'appuya sur les mesures crâniennes, approche abandonnée depuis, faute de résultats crédibles. La théorie nostratique est reprise dans les années 1960 par un groupe de linguistes soviétiques (W. Illic-Svityc, A. Dolgopolsky).

Et, à partir des années 1980, les Américains A.R. Bomhard, V. Shevoroshkin, J. Greenberg et M. Ruhlen généralisent la démarche et proposent un arbre généalogique de toutes les langues du monde. Arbre corrélé avec un autre : celui des migrations des humains, depuis qu'ils sont devenus sapiens sapiens quelque part en Afrique, reconstitué par l'Américain L. Cavalli-Sforza d'après les ressemblances génétiques entre populations(16).

Ces constructions posent la difficulté méthodologique de se conforter l'une l'autre selon un cercle vicieux interdisciplinaire(17). Les généticiens organisent de manière arborescente les ressemblances entre gènes par zones géographiques, tirant argument de l'arborescence des langues qui s'en trouve d'autant confortée. En réalité, un examen un peu minutieux des arbres montre entre eux plusieurs contradictions fortes et quelques artifices de présentation(18). En plaçant l'Indo-Européen originel au Proche-Orient et en l'associant à la diffusion de l'agriculture, le schéma de Renfrew vient se nicher parmi ces deux nouveaux arbres, dont il devient un embranchement parmi d'autres. Là encore, le système de validation est circulaire, car l'arborescence indo-européenne, considérée comme bien établie, est censée apporter sa caution à l'ensemble.

Les linguistes au demeurant ne s'accordent pas sur la langue originelle. Les similitudes ne sont d'ailleurs pas toujours évidentes : parmi les quatorze groupes de langues (celtiques, germaniques, slaves, etc.) généralement distingués au sein de l'ensemble indo-européen, il n'y a qu'une quarantaine de racines présentes dans au moins douze groupes de langues, et pas plus de 350 présentes dans au moins huit groupes de langues. Ces chiffres excluent le hasard, mais reflètent un apparentement plutôt lâche.

Pendant un siècle on s'est accordé sur le système des sons (voyelles et consonnes) de la langue originelle. Or, la théorie glottalique proposée en 1970 par les Soviétiques Tamaz Gamkrelidze et Vyaceslav Ivanov a bouleversé les certitudes. Admise par beaucoup, rejetée par d'autres, cette théorie montre au moins que la méthode des rapprochements ne va pas de soi. Lorsque l'on découvrit, à l'aube du XXe siècle, deux nouvelles langues indo-européennes anciennes, le tokharien et le hittite, il a d'ailleurs fallu sérieusement réviser le système de correspondances. En fait, l'arbre généalogique global des langues indo-européennes, ou même simplement leur classification, ne fait pas l'objet d'un consensus parmi les linguistes. Au point que l'on peut douter de la démarche consistant à rendre compte d'apparentements évidents, mais très divers et complexes, à l'aide d'un arbre simple dont l'origine est ponctuelle et unique. Ce mode de représentation n'est-il pas aussi réducteur que naïf ?

Il faudrait aussi expliquer comment la diffusion se serait effectuée. L'exemple des langues romanes qui descendent toutes, sans doute possible, du latin est toujours cité. Mais le latin s'est imposé sur de vastes territoires au terme de plusieurs siècles d'un empire centralisé, fortement administré, sans d'ailleurs toujours éliminer les langues préexistantes, ni survivre aux invasions ultérieures. Or, on ne voit nulle trace archéologique d'un phénomène comparable pendant les époques pré- et protohistoriques, qui n'ont connu que des sociétés de petite taille et de courte durée. Au modèle romain, peut-on substituer le modèle conquistador - celui d'un petit groupe de guerriers conquérants prenant le contrôle politique de vastes régions sans forcément laisser beaucoup de traces matérielles ? Mais l'Espagnol ne s'est imposé en Amérique latine, là encore, qu'après plusieurs siècles d'un empire moderne et sans éliminer totalement les langues indigènes. Inversement, l'histoire montre que les petits groupes militaires, s'ils peuvent prendre et garder le pouvoir, perdent rapidement leur langue et leur identité : ainsi des Francs, des Vikings, des Normands de Guillaume le Conquérant, des Mongols, des Proto-Bulgares, etc.

Des modèles plus complexes de parenté linguistique ne seraient-ils pas plus pertinents ? Déjà au siècle dernier, le linguiste autrichien Hugo Schuchardt critique vigoureusement le modèle arborescent des langues indo-européennes ; le premier, il s'intéressa aux Créoles et aux « mélanges de langues » . Meillet l'attaque durement mais admet, sur le tard, la réalité de mélanges de langues, notamment dans les Balkans des temps modernes. D'autres linguistes encore ont proposé des alternatives. Nikolas Troubetzkoy, l'un des fondateurs de la linguistique structurale, est le plus connu parmi eux. Dans un bref et célèbre article publié en 1938, il critique, lui aussi, la validité de l'hypothèse arborescente, au profit de modèles centripètes plus complexes(19). Mais il n'a pas le temps de développer son idée. Aujourd'hui, si le modèle arborescent domine encore, il n'en est pas moins contesté ; dans d'autres domaines que celui des langues indo-européennes, des schémas différents sont esquissés(20).

En résumé, aucune théorie reposant sur l'hypothèse indo-européenne n'est étayée sur des faits. En l'absence de traces indiscutables d'un peuple originel, il est donc permis de douter de son existence. Le modèle indo-européen, dans sa forme centrifuge et diffusioniste simpliste, apparaît en réalité d'abord comme une construction idéologique, autrement dit un mythe. Pour quelle raison l'a-t-on construit ?

Du temps de Leibniz, la France, l'Angleterre et l'Espagne sont des monarchies au territoire unifié de longue date. L'Europe germanophone, en revanche, est éparpillée en une poussière d'Etats. A cette époque, les langues des échan-ges internationaux et des hommes de science sont le latin ou le français. Malgré la traduction de la Bible par Luther, la langue allemande ne possède ni règles, ni unité et Leibniz doit s'exprimer, pour être lu et compris, soit en latin, soit en français. L'un de ses rares essais rédigés en allemand est précisément consacré « à la pratique et à l'amélioration de la langue allemande » . Préoccupation qui se combine avec cette conviction : « L 'origine et la source du caractère européen doivent être cherchées en grande partie chez nous » . A l'époque où l'on considérait, en se fondant sur le récit biblique de la tour de Babel, que l'hébreu, langue de Dieu et d'Adam, était la mère de toutes les langues, il ajoute : « L a langue germanique [...] a autant et plus de marques de quelque chose de primitif que l'hébraïque même » .

Cette aspiration nationale prend son essor avec la Révolution et le mouvement du romantisme. Si la nation est considérée en France comme une communauté de citoyens unis par des idéaux universalistes au sein d'un territoire « un et indivisible » , les intellectuels et les artistes évoquent la nation allemande, émiettée, par son « âme » et sa « langue » (plus tard aussi par son « sang » ). Le modèle de l'arbre généalogique est omniprésent : l'idée d'une langue mère germanique, à la source des nombreux dialectes allemands, est l'image inversée d'une unité primordiale, celle qui est politiquement à reconquérir. Naturellement, les premiers indo-européanistes plaquent les ressemblances entre langues sur ce modèle généalogique, menant de front, comme Jakob Grimm, recherches linguistiques érudites et exaltation de la langue allemande. Dans un deuxième temps, ses partisans s'appuient sur une argumentation biologique inspirée de la théorie de l'évolution. Enfin, il ne faut pas oublier que cette idée d'une diffusion linguistique apparaît au plus fort des conquêtes coloniales de l'Europe sur la planète entière. A l'aide du mythe indo-européen, cette expansion pouvait passer pour la prolongation d'un mouvement amorcé depuis des temps immémoriaux, l'accomplissement d'une vocation en quelque sorte.

Les études indo-européennes ont un caractère essentiellement allemand jusqu'au XXe siècle. Elles ne suscitent alors qu'un intérêt très limité dans l'Hexagone. Les érudits français, qui remarquent aussi les ressemblances entre grec et sanscrit, les attribuent aux contacts culturels qui avaient suivi les conquêtes d'Alexandre le Grand. Ce n'est qu'à la fin des années 1860 que certains grands ouvrages allemands de grammaire comparée sont traduits. Ferdinand de Saussure, qui, à la charnière des deux siècles, enseigne à Paris, a pris, de son côté, ses distances avec la grammaire comparée pour fonder la première linguistique générale . Et dans le domaine archéologique, les principaux préhistoriens du temps, Gabriel de Mortillet puis Joseph Déchelette, expriment ouvertement leur scepticisme, ce dernier voyant en 1914 dans la « controverse aryenne » , l' « un de ces carrefours de sciences qui deviennent aisément, à l'heure actuelle, un carrefour d'erreurs » . Et la science anglaise fait montre du même désintérêt.

En Allemagne, au temps de Grimm, universitaire libéral, le sentiment national s'accompagne d'aspirations démocratiques. A partir de la formation, en 1871, du IIe Reich sous le gouvernement autoritaire de Bismarck, la revendication d'une identité germanique devient un thème de l'extrême droite nationaliste, qu'elle soit populiste ou savante. Revendication qu'accentuera la grande dépression économique de 1873-1896. C'est dans ce contexte qu'à partir des années 1890 Kossinna fait connaître ses travaux qui débouchent, comme d'autres, sur l'idée d'une supériorité naturelle du peuple originel indo-germanique. L'idée de Peuple élu autochtone est ainsi adaptée à l'Europe à l'aide d'un langage, laïc, aux apparences scientifiques.

A la fin du XIXe siècle, les grandes classifications « raciales », qui firent les beaux jours de l'anthropologie physique des années 1860 à 1880, sont peu à peu abandonnées. L'absence de tout caractère scientifique opératoire, au-delà des évidentes différences de taille ou de couleur, apparaît flagrante. Ces classifications obsolètes sont pourtant immédiatement récupérées par les idéologues d'extrême droite : le peuple originel devient ainsi une race originelle, celle des grands blonds aux yeux bleus. Idéologie reprise en France, par exemple par Vacher de Lapouge, au moment où se cristallisent avec l'affaire Dreyfus les thèmes antisémites de l'extrême droite.

Après la Première Guerre mondiale, la grammaire comparée connaît en Allemagne un certain épuisement. Tandis qu'à Paris, Prague et Copenhague, s'épanouit la linguistique saussurienne. Cette nouvelle science bénéficie partiellement aux études indo-européennes. A Paris, elle permettra à Meillet et à Benveniste de développer des méthodes comparatives et, surtout, de conduire d'importantes études dans les domaines du vocabulaire et de l'histoire des idées. Dumézil les poursuivra sur le terrain des religions. Travaux importants, souvent passionnants, qui montrent de manière concrète et détaillée que des sociétés européennes anciennes ont partagé un certain nombre d'éléments communs. Dumézil retrouve le couple des héros sauveurs, l'un borgne, l'autre manchot, tant dans la mythologie germanique (Odin/Tyr) que dans l'histoire légendaire de Rome (Horatius Coclès/Mucius Scaevola). Benveniste montre qu'un même système de parenté se retrouve chez beaucoup de peuples européens - du moins chez ceux qui ont laissé des textes.

De nombreux schémas historiques sont cependant susceptibles d'expliquer ces éléments communs. Un seul sera choisi, celui du peuple originel étendant sa civilisation au fil de ses conquêtes militaires, quelles que soient les mises en garde méthodologiques de ces praticiens du double langage. De manière très frappante, on trouve pendant les années 1920-1940 chez Meillet, Benveniste et Dumézil, dans des termes presque identiques, cette même vision catastrophiste et élitiste de la diffusion indo-européenne.

Cette vision, en France, n'est affaire ni d'opinion politique ni d' a priori culturel : si Dumézil collabore dans les années 1930 à la presse d'extrême droite, Benveniste est issu de la communauté juive de Syrie et Meillet est républicain. Tous adoptent cependant spontanément, sans la moindre interrogation critique, le modèle généalogique hérité de la science allemande. Et ils le transmettent tel quel ; André Martinet, le principal linguiste français des années 1960-1970, rédige sur le tard un livre consacré à la question indo-européenne intitulé Des steppes aux océans dont la couverture s'orne de la photographie en couleur d'une horde de chevaux sauvages au galop(21).

Il n'est pas exclu qu'un hardi peuple originel soit parti un jour de quelque part pour répandre partout sa langue et ses valeurs. Mais rien ne le démontre non plus, ni dans le champ de la linguistique, ni dans celui de l'archéologie, ni dans celui de la mythologie, ni dans celui de l'anthropologie physique. S'il peut un jour être rendu compte des ressemblances constatées, ce sera certainement dans le cadre d'un modèle très complexe, où s'intriqueront phénomènes de diffusions, de mélanges, d'acculturations, de convergences, etc. Le problème du modèle diffusioniste-centrifuge, ce n'est pas seulement sa simplicité naïve ; c'est aussi sa longue histoire.

Cette histoire n'est pas celle d'une succession de découvertes inattendues dont l'accumulation constituerait une construction explicative. C'est l'histoire d'un mythe d'origine de rechange, où les Européens seraient autochtones et ne devraient plus rien aux Juifs. Une fois construit, et plus particulièrement là où le besoin historique s'en faisait le plus sentir, ce mythe est nourri de tous les faits scientifiques de la linguistique, de l'archéologie ou de la mythologie, quels qu'ils soient. C'est le propre d'un modèle invérifiable, ou « infalsifiable » au sens de la philosophie des sciences.

L'affaire pourrait se limiter à une obscure querelle de savants. Lorsque des universitaires, membres du « Conseil scientifique » du Front national se regroupent dans un « Centre d'Etudes indo-européennes » , et affirment qu'hormis ces dernières décennies « la population de la France s'est très peu modifiée depuis les temps préhistoriques [et] sa composition raciale s'est fixée dès le Paléolithique supérieur » (22) , le modèle trop simple et invérifié se transforme en argument politique d'exclusion. Or, en sciences humaines aussi, les savants ont des responsabilités.

Au-delà, ce dont il est question, c'est l'incapacité de bon nombre d'historiens, notamment en France, de penser l'identité d'une société autrement qu'en termes généalogiques ; la caution des historiens à la commémoration du baptême de Clovis en 1996 en a offert une nouvelle illustration. Une société n'est pas douée d'une âme ( Volksgeist en allemand) héritée des millénaires passés. C'est un mélange provisoire et souvent instable d'éléments (idéologiques, sociaux, techniques, linguistiques, etc.), d'origines très diverses et réassemblés, un « bricolage » comme le dit Lévi-Strauss. Le modèle opératoire n'est pas l'arbre, mais le réseau, comme on le pratique depuis longtemps dans beaucoup d'autres champs du savoir.



Sur l'arbre des gènes et des langues :

L. Cavalli-Sforza, Gènes, peuples et langues , Odile Jacob, 1996.

M. Ruhlen, L' O rigine des langues : sur les traces de la langue mère , préface A. Langaney, Belin, 1997.

Sur la linguistique indo-européenne :

A. Meillet , Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes , 8e éd., Hachette, 1937, University of Alabama Press, 1964.

Sur la mythologie comparé

G. Dumézil, Les D ieux souverains des Indo-Européens , Gallimard, 1977.

Présentation générale et problèmes archéologiques :

C. Renfrew, L'Enigme indo-européenne. Archéologie et langage , Flammarion, 1990.

J.-P. Mallory, A la recherche des Indo-Européens , Le Seuil, 1997.

B. Sergent, Les Indo-Européens. Histoire, langues, mythes , Payot, 1995.

Historiographie :

L. Poliakov, Le M ythe aryen. Essai sur les sources du nazisme et des nationalismes, Editions Complexe, 1987.

M. Olender , Les L angues du paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, Gallimard- Le Seuil, 1989.

PRÉHISTOIRE


POWERED BY RATIO.MEDIA™ : A ROSEBUD TECHNOLOGIES SOLUTION
/ DESIGN : ARTABELSTUDIO