Impuissance scientifique | |
Claude Viau, Institut de recherche en santé publique de l'Université de Montréal, C.P. 6128, succursale Centre-Ville, Montréal (QC) Canada, H3C 3J7, Publié dans Travail et santé 27(1) : 28, 2011 |
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Au cours de l’année dernière, j’ai eu l’occasion de rencontrer un jeune
ingénieur brillant. Une bonne tête solide, des convictions fortes, sympathique,
attachant. J’ai été atterré d’apprendre qu’il travaillait pour l’industrie du
tabac. Connaissant peu mon interlocuteur, j’ai tenté de lui dire en aparté que
ce serait bien qu’il essaie de se trouver un emploi au sein d’une autre
organisation aux objectifs plus nobles. Le fait que je lui dise que la mission
première de son employeur était de fabriquer un produit qui contribuait à
conduire des dizaines de milliers de personnes à la mort chaque année ne l’a pas
le moindrement ébranlé. Fruit d’une propagande de son employeur peut-être, il a
immédiatement rétorqué que le chocolat et l’alcool pouvaient aussi affecter la
santé. Il a ajouté qu’il se sentait très heureux dans son emploi, qu’il était
bien traité et qu’il comptait y rester le plus longtemps possible. Le contexte
de cette rencontre ne permettait pas de poursuivre plus avant cette discussion.
Ce bref échange m’a toutefois profondément troublé. Comment arriver à faire
prendre conscience à ce jeune professionnel qu’il n’y a aucune commune mesure
entre les ravages incommensurables du tabac sur la santé et ses points de
comparaison? Que, pour ne prendre que ce seul exemple, la cigarette est le plus
important facteur de risque du cancer du poumon, le plus meurtrier des cancers
[1]? Que, sachant cela, l’industrie du tabac cache de l’information à cet égard
[2]? Qu’en mettant ses talents professionnels au service d’une telle entreprise,
il contribue à cette œuvre destructrice? Vu sa formation en génie, ce n’est
certes pas l’absence d’une capacité de comprendre une argumentation scientifique
qui a laissé mon interlocuteur de glace devant mon court plaidoyer. L’impression
qui m’est restée de ce bref dialogue est que le fait de l’abreuver de
statistiques accablantes ne changerait rien à son opinion favorable envers son
employeur. Les avertissements et les images repoussantes qu’on trouve sur les
paquets de cigarettes qu’il contribue à fabriquer ne l’émeuvent visiblement pas
davantage. Et il continuera de mettre son talent professionnel créatif au
service de cette funeste entreprise. Bien sûr que par ailleurs, on ne peut que
lui donner raison sur le fait que bien d’autres secteurs économiques sont
potentiellement nuisibles à la santé. Qu’on pense à ce que le chercheur Richard
Béliveau appelle l’industrie de la malbouffe qui empoisonne littéralement nos
assiettes avec des aliments trop sucrés, trop salés et trop gras. Est-ce pour
autant une raison de se blinder contre les dommages que nous causons à autrui?
Comment sensibiliser les professionnels qui ne sont pas du secteur de la santé
aux responsabilités qu’ils ont souvent en matière de santé publique? À titre de
chercheur et de pédagogue, rarement me serai-je senti aussi impuissant à faire
avancer la cause de la santé publique que dans le cadre de ce bref échange. Au
fait, conscient des dommages de ce produit sur la santé, mon interlocuteur était
non fumeur! Il ne me reste qu’à lui souhaiter de trouver un boulot qui lui
permettra de contribuer au mieux-être de la société.
1. Youlden, D. R., Cramb, S. M. et Baade, P. D. (2008). The International
Epidemiology of Lung Cancer: geographical distribution and secular trends. J
Thorac Oncol 3: 819-831.
2. Hammond, D., Chaiton, M., Lee, A. et Collishaw, N. (2009). Destroyed
documents: uncovering the science that Imperial Tobacco Canada sought to conceal.
CMAJ 181: 691-698.