La précaution en gestion des risques : un principe ou une attitude ?

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Claude Viau et Suzanne Bisaillon, texte publié dans Travail et santé 22(2): 42-45, 2006

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Précaution! Le mot est lâché. Et avec lui, tout plein de confusion également. Ce mot si courant dans notre vie quotidienne, est employé pour décrire toutes sortes de réalités. On en a conservé une compréhension diffuse et confuse même depuis qu’on a ajouté le principe à la précaution pour mieux gérer certains risques environnementaux. On est par ailleurs encore plus loin d’une bonne compréhension de ce concept quand il s’agit de prévention en milieu de travail.

Histoire de la précaution

 

On estime que l’expression «principe de précaution» a fait son apparition dans les années 1970 dans ce qui était alors la République fédérale d’Allemagne. Le mot allemand « vorsorg » a la connotation de « prévoir » et il fut traduit par « précaution » en français. Puis, quelques années plus tard, le gouvernement allemand utilisa l’expression « vorsorgeprinzip » traduite par « principe de précaution » pour justifier des actions vigoureuses pour faire face aux pluies acides, au réchauffement climatique et à la pollution de la mer du Nord (1) même s’il manquait encore de données scientifiques concluantes dans ces domaines.

 

Plusieurs années plus tard, soit en juin 1992, lors de la fameuse Conférence de Rio connue sous le nom de Sommet "planète Terre" le principe # 15 de la liste des principes retenus marque un des plus importants jalons de l’histoire du principe de précaution. Ce principe # 15 déclare que : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement. » (2) Nous reviendrons plus loin sur ce concept de certitude scientifique dite « absolue » ; le texte anglais du principe # 15 parle de « full scientific certainty ».

 

En janvier 1998, un groupe de 32 personnes de provenances diverses incluant des académiciens autant que des représentants de groupes environnementaux et de simples citoyens se réunirent au Centre de conférence Wingspread à Racine dans le Wisconsin. Ils élaborèrent une déclaration dite Déclaration de Wingspread dans laquelle ils affirmèrent que la réglementation environnementale basée sur la seule estimation des risques avait échoué à protéger adéquatement la santé humaine et l’environnement. En conséquence, ils estimèrent que de nouveaux principes encadrant les activités humaines étaient requis. C’est dans ce contexte qu’ils proposèrent alors d’implanter le Principe de précaution.

 

En février 2000, la Commission des Communautés européennes publie une « Communication de la Commission sur le recours au principe de précaution » (3). On y déclare notamment que « Le principe de précaution devrait être considéré dans le cadre d'une approche structurée de l'analyse du risque ». Il n’est pas anodin de remarquer qu’on lie l’application du principe de précaution au processus d’analyse des risques et que les deux stratégies ne sont pas disjointes comme souhaité par les auteurs de la Déclaration de Wingspread. La même année naît le « Protocole de Cartagena sur la prévention des risques biotechnologiques relatif à la convention sur la diversité biologique »(4). Ce protocole fait une large part au concept de précaution consacré par le Principe 15 de la Déclaration de Rio mentionnée précédemment.

 

Nous terminerons ce bref tour d’horizon historique avec la publication, en 2003, par le Gouvernement du Canada du « Cadre d’application de la précaution dans un processus décisionnel scientifique en gestion de risque » (5). Dans ce document les auteurs considèrent que les expressions « principe de précaution » et «approche de précaution» sont interchangeables. Ils reconnaissent cependant que le principe/approche  fait partie intégrante du processus de gestion des risques et inclut une analyse systématique des risques.

 

En décembre 2001, le New-York Time Magazine classait le principe de précaution comme l’une des idées ayant le plus d’influence sur les gens.[1]  Cette influence n’a cessé de croître et avec elle s’est installée une forte confusion.

 

Pas de principe de précaution sans science

 

L’utilisation du principe de précaution doit être réservée uniquement lorsque les trois circonstances suivantes sont présentes : 1) la nécessité de prendre une décision dans les plus brefs délais; 2) le risque de produire un dommage sérieux ou irréversible; 3) l’absence d’une certitude scientifique – laquelle n’est jamais absolue – adéquate.  Si ces trois conditions ne sont pas remplies, la décision prise n’est pas en application du principe de précaution.

 

Dans cet article et dans ceux qui suivront sur le même sujet lors de parutions ultérieures, nous discuterons plus en détail de ces trois éléments fondamentaux d’application du principe de précaution.

 

Des trois éléments, le plus important demeure que la science et l’évaluation scientifique qui en découle sont et doivent être à la base du principe de précaution. À défaut de s’en tenir à cette prémisse, revendiquer que l’on applique le principe de précaution s’apparente à de la fausse représentation.  Cette utilisation abusive conduit à la banalisation de cette expression, laquelle est utilisée à tort et à travers, peut-être dans l’espoir de se donner un air de respectabilité et de crédibilité auprès du public. En d’autres termes, on attribue au principe de précaution un effet rassurant sur l’interlocuteur. C’est probablement d’ailleurs cette utilisation outrancière qui en a fait un concept tant décrié par certains.

 

Bien entendu, l’absence de preuve d’un effet délétère sur la santé humaine ou sur l’environnement n’est pas une preuve de l’absence d’un tel effet. Mais en même temps, une décision en gestion des risques ne peut se dire appuyée sur le principe de précaution s’il n’y a aucune indication scientifique à l’effet qu’une substance ou un processus peut provoquer des effets délétères sérieux (6). En d’autres termes, le principe de précaution ne saurait s’appliquer à des risques purement théoriques. Cette notion est fondamentale si l’on veut que le principe de précaution représente une évolution crédible de notre manière de gérer des risques pour la santé et pour l’environnement. En corollaire, l’évaluation scientifique doit jouer un rôle central dans toute décision reliée à l’application du principe de précaution.

 

Confusion sur le principe de précaution

 

Au Canada, même si le principe de précaution est bien connu dans les domaines de l’environnement et de la santé, force est de constater qu’il n’est pas bien compris dans la mesure où on retrouve l’expression servie à toutes les sauces, c’est à dire qu’on l’invoque alors que la décision que l’on a prise ou que l’on va prendre est tout autre.  Le principe de précaution est l’une des nombreuses décisions que l’on peut prendre face à une situation ou une problématique donnée.

 

Mais si nous n’appliquons pas le principe de précaution, comment pouvons-nous qualifier la décision que nous prenons ?

 

Les décisions seront qualifiées à la lumière des expressions disponibles pour le traitement des risques ou déterminée par le paradigme décisionnel de la population.

 

Le niveau de prudence qu’on choisira d’exercer est directement relié au paradigme décisionnel en matière de risque; la somme des éléments du paradigme – tolérance, perception, et autres facteurs d’influence du risque – est le reflet du niveau de protection souhaité par la population. 

 

La confusion entre le principe de précaution et la précaution au sens de prudence peut aussi s’inférer de la quasi-similitude de sens des deux mots; selon le dictionnaire, prendre ses précautions est faire preuve de prévoyance – donc être prudent[2] – pour limiter les conséquences d’un «mal».

 

Ayant élevé la précaution au rang de principe, il n’y a qu’un petit pas à franchir pour que l’utilisation de l’expression «principe de précaution» semble plus appropriée, plus frappante, plus rassurante, alors qu’on devrait annoncer qu’on fait preuve de prudence ou de prévoyance. 

 

La prise de décision découlant de l’application du principe de précaution possède aussi la caractéristique d’être une décision temporaire et exige de l’organisme qui l’a prise de mettre en œuvre une stratégie de réduction de l’incertitude scientifique permettant après un certain temps de revoir cette décision.  Mais qu’en est-il si nous n’atteignons jamais le niveau souhaité de science ou si nous ne prévoyons pas l’atteindre avant une très longue période ?  La question est ouverte.  On devrait reconnaître cependant qu’après un certain temps on change la nature de la décision. Ainsi, la décision prise n’est plus par rapport au principe de précaution, mais plutôt une question de prudence ou de traitement du risque.

 

On confond souvent le principe de précaution, soit soustraire un risque de l’environnement, avec le traitement d’un risque qui consiste à empêcher l’exposition à un risque (risk avoidance) pour les substances ou produits qui ne sont pas encore disponibles.  Dans le deuxième cas, nous exerçons de la prudence. Il faut aussi distinguer les deux options ci-dessus de la stratégie qui consiste à réduire un risque d’une manière efficiente. 

 

L’exemple le plus éloquent est la qualification d’une décision prise eu égard à un produit (aliment, médicament, pesticide, nouvelle substance, etc.) qui n’est pas encore sur le marché.  On avance souvent appliquer le principe de précaution, alors qu’en réalité, lorsqu’on évalue les dossiers soumis au soutien d’une éventuelle commercialisation, à la lumière des lois et règlements en vigueur, on fait preuve de prudence et on évite une exposition à un risque; à cette étape du processus, le risque peut même être théorique[3].  En effet le produit n’étant pas sur le marché, le risque lui-même ne peut pas toujours être clairement exprimé; tout au plus, parlerons-nous d’hypothèses ou, ce qu’on entend malheureusement souvent, de risque théorique.  De plus, s’il s’agit d’un risque «théorique», il manque la deuxième condition pour l’application du principe de précaution, à savoir des données scientifiques sur lesquelles baser nos décisions.

 

Conclusion

 

La situation est telle, qu’à moins que nous décidions de qualifier clairement les diverses décisions prises, le principe de précaution tombera dans la banalité et perdra toute sa signification.  Ce niveau élevé d’interprétations diverses ouvre aussi toute grande la porte à ses détracteurs qui pour l’occasion ne manqueront pas d’exemples d’une application «abusive», pour reprendre leur expression, alors que ce qui sera en cause est simplement une qualification inappropriée de la décision prise.

 

Le mot précaution fait partie de notre langage courant et il faut éviter de confondre des attitudes de prudence usuelle avec le principe de précaution. Ce dernier a pris naissance dans le contexte de l’incertitude entourant de grands phénomènes comme le réchauffement climatique et a rapidement trouvé application dans le domaine de la santé avec l’épisode tristement célèbre du sang contaminé. Le principe de précaution prévoit essentiellement qu’une saine décision en application des concepts de gestion des risques ne doit pas être retardée en l’absence de certitude scientifique suffisante lorsque les conséquences du risque évalué sont graves ou irréversibles. Cela suppose donc que le processus démarre avec une évaluation scientifique rigoureuse.  Le principe de précaution est un outil précieux ajouté à la panoplie des stratégies en gestion des risques mais il doit, comme tout grand principe, être utilisé de manière appropriée.

 

Références bibliographiques

 

  1. O’Riordan, T. et Jordan, A. (1995) The precautionary principle, science, politics and ethics, Centre for Social and Economic Research on the Global Environment, University of East Anglia and University College London, http://www.uea.ac.uk/env/cserge/pub/wp/pa/pa_1995_02.htm, consulté le 19 mars 2006

  2. http://www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm, consulté le 19 mars 2006

  3. http://europa.eu.int/eur-lex/fr/com/cnc/2000/com2000_0001fr01.pdf, consulté le 19 mars 2006

  4. Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique (2000). Protocole de Cartagena sur la prévention des risques biotechnologiques relatif à la Convention sur la diversité biologique : texte et annexes. Montréal: Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique.

  5. Gouvernement du Canada (2003) Cadre d’application de la précaution dans un processus décisionnel scientifique en gestion de risque http://www.pco-bcp.gc.ca/docs/Publications/precaution/precaution_f.pdf

  6. Saunders, P.T. Use and Abuse of the Precautionary Principle, http://www.i-sis.org.uk/prec.php, consulté le 19 mars 2006


[1] «one of the most influential ideas of the year»

[2] Ajout des auteurs

[3] ou simplement potentiel, par opposition à possible ou probable.