Quatrième des six rêves de Morise
dans la Révolution surréaliste
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Max Morise,
la Révolution surréaliste,
no 5,
section « Rêves »,
15 octobre 1925
II
Sur la plate-forme du tramway qui gagne
l'extrémité de l'avenue Henri-Martin, ma
soeur (?) et moi. Il faut dire que dans le rêve qui va
suivre il règne la plus grande confusion sur le sexe et
l'identité apparente des personnages, quoique leur
individualité ne laisse place à aucun doute. Ma
compagne qui descend la première gagne l'entrée du
bois. Justement le prestidigitateur grotesque est malade
aujourd'hui et il a laissé dans le tramway sa fausse
moustache, sa canne, son bouclier et quelques autres accessoires.
Je me déguise en prestidigitateur grotesque et je
m'apprête à rejoindre la personne qui m'accompagnait
: elle est vêtue en Cartouche, à moins que ce ne soit
en Courrier de Lyon et brandit un gros revolver en fer blanc; nous
nous livrons à une mimique hurluberlue. Nous sommes
cernés entre d'inexorables gendarmes et de sombres alguazils
qui se saisissent brutalement de nous; nous protestons vivement.
Mon ami s'écrie : « Je suis Monsieur *** et
voici mon ami Monsieur Morise. Ce n'était qu'une
plaisanterie ». Nous n'en sommes pas moins
enfermés sans ménagements dans une grande salle sans
fenêtre en compagnie de quelques gardiens. Ce
procédé arbitraire et vexatoire nous indigne au plus
haut point. Un moment, nous sommes trois prisonniers et quatre ou
cinq gardiens; une bagarre éclate; je suis aux prises avec
le plus robuste des hommes qui nous ont enlevés; sa main est
deux fois plus large que la mienne; il me triture, il me gifle, il
me brise, le lâche (*) !
« Tu dois bien boxer », lui dis-je pour
l'amadouer. En effet, il me décoche quelques coups de
poings, après quoi il fait quelques reprises de boxe avec
mon ami qui est de taille à lui résister. Le chef de
nos gardiens est un homme terrible et mystérieux, son
attitude nous inquiète. Je ne saurais dire tout ce qui se
passe pendant les jours qui suivent. Chaque fois que j'entends du
bruit derrière la porte, j'essaye de signaler notre
présence, mais les gardiens me rabrouent. Je perds de plus
en plus l'espoir de sortir jamais de ce lieu et mon esprit est en
proie à une étrange angoisse, malgré la
douceur et la bonté grandissante de mes compagnes. Ah !
s'il n'y avait pas cette vieille maquerelle qui nous commande. Les
jours passent; nous savons maintenant que notre fin est prochaine;
le dépit de notre impuissance nous prend à la gorge;
l'incertitude de ce qui se prépare pour nous est surtout
intolérable; l'assassinat ? la guillotin ? et pour
quelles fins ? Mon amie pleure doucement. Un jour notre
maître nous apparaît transformé; il est
vêtu d'une longue houppelande grise; son visage est grave; il
a l'air très bon. Peut-être est-il le chef de quelque
Ku-Klux-Klan ? Comme nous étions injustes pour lui. Il
distribue à chacun de nous une poignée de petits
objets : une ampoule contenant du mercure, une ampoule contenant un
liquide incolore, un morceau de charbon tendre et mat et un autre
objet dont je ne me rappelle plus l'apparence. À ce moment,
un déplaisant vieillard ouvre la porte; mais nous n'avons
plus envie de fuir. J'ai rapidement glissé ma poignée
d'objets dans la poche droite de mon manteau; le maître
m'approuve d'un regard. Une fois l'importun vieillard
congédié, il nous explique enfin quel va être
notre sort. Nous allons tous ensemble avaler ces singulières
pilules, puis nous nous coucherons et notre esprit éprouvera
des joies ineffables et s'épurera jusqu'à atteindre
une subtilité inconcevable. Le maître nous
énumère et nous décrit par avance les phases
de notre enchantement; la drogue qui agira en dernier lieu
possède des propriétés érotiques et
nous procurera un inespéré rêve d'amour. Je
demande au maître : « C'est mortel ? —
Oui. — Bien ». Mes compagnons,
pénétrés de la volupté profonde et
absolvante (a) des martyrs, se couchent et
absorbent tour à tour les singulières pilules. Je me
couche à mon tour. Le maître va de l'un à
l'autre et se couche le dernier. C'est ici le lieu de tracer le
plan du local (**) dont nous sommes les
vivants fantômes.
Ils sont tous au lit et je les observe; ils
commencent à s'endormir sous l'effet du charme. Le
maître s'est couché sans juger utile de constater si
j'avais avalé ma drogue; cette marque de confiance me
remplit de joie. De fait, je ne l'ai pas avalée; une
secrète lâcheté me retient. J'ai jeté
sur mes jambes mon manteau dont la poche droite contient toujours
les singulières pilules. J'ai peur de la mort. Et pourtant,
atteindre le sublime comme l'a promis le maître ! Je
songe à fuir, à me glisser hors de mon lit et
à gagner la porte en rampant. Mes yeux se portent sur mon
camarade le geôlier; ses yeux sont grands ouverts et me
glacent d'effroi; si l'on me découvrait tentant de fuir, le
châtiment serait justement terrible. Est-ce la noblesse ou la
bassesse de mon coeur qui m'attache à mon lit ? Je ne
sais. Ma pensée se concentre sur le contenu de la poche
droite de mon pardessus; à mesure que la nuit s'avance, avec
une peur décroissante et une joie grandissante, mon
être sent se développer en lui une appétence de
plus en plus invincible pour le contenu de la poche droite de mon
pardessus; je sens que je vais avaler les singulières
pilules; vers le petit matin mon désir est à son
comble et je suis prêt à m'unir au mystère.
Mais ce désir était-il bien sincère ? ou
n'ai-je simulé cette élévation de mon esprit
que parce que je savais que le médecin allait
arriver et que je ne me déciderais au geste que trop
tard ? C'est ce que je ne saurai jamais. Le médecin
entre. Aussitôt je me saisis des singulières pilules
et je tente de les porter à ma bouche; on m'en
empêche. L'espace d'une seconde, je mesure toute ma vilenie
et, puisque je ne suis pas capable de faire çà
en rêve, que serait-ce dans la vie. Alors j'éclate en
sanglots, j'injurie le malencontreux médecin, je
m'écrie : « Docteur, docteur, voici ce qu'ils ont
avalé; sauvez-les, je vous en supplie ! »
Mais le médecin, une espèce d'escogriffe, à la
vue des singulières pilules, est pris de panique et ordonne
à son aide de détruire cela car cela peut être
dangereux. Cependant, un à un, les dormeurs se
réveillent, le visage illuminé d'une joie
intérieure. Ma tendre soeur m'enlace de ses bras et
m'entraîne dans le large couloir par où longtemps
avant on nous a amenés. Nous suivons longtemps ce couloir.
Nous descendons des marches. Nous rencontrons Jacques Baron qui
fait une grande exposition de peinture dans une église. Je
n'aime pas beaucoup ses Christs ni ses anges.
Un peu plus tard (je suis dans la maison que
j'habitai à Sceaux avec mes parents), quoique le dîner
soit servi, mon père désire par hygiène
prendre le train pour Paris aller-et-retour avant de se mettre
à table. Aussi bien Desnos n'est pas encore rentré et
nous le retrouverons à la gare du Luxembourg. Le train est
à 35. Nous avons juste cinq minutes; hâtons-nous,
d'autant plus que mon père ne marche qu'à petits pas.
Mon frère André nous accompagne; Jean nous
rattrapera, c'est pourquoi je laisse la porte du jardin
entrouverte. À peine avons-nous fait quelques pas que nous
apercevons marchant vers nous Robert Desnos, vêtu d'une tenue
militaire : molletières et pantalon kaki, courte veste
chatoyante, chemise blanche largement ouverte sur le cou,
chéchia. Il arbore un sourire épanoui et joue au
foot-ball avec un gros caillou. Il a pris un train plus tôt
qu'il ne pensait. Qu'à cela ne tienne, nous irons quand
même à Paris; c'est excellent avant les repas. Desnos
continue, chemin faisant, à jouer au hockey; je me mets de
la partie avec quelques autres; ce qui m'étonne et me vexe,
c'est que Molière est plus adroit à ce jeu que Braque
et que moi-même. Nous croisons Roland Tual qui, lui aussi,
garde quelques vestiges de ses vêtements militaires,
comme une teinte (b), des éperons. Il
parle à plusieurs femmes en blanc et ne daigne pas nous
apercevoir. Cependant, dans le groupe nombreux des marcheurs une
conversation a pris corps. Ma mère (comme elle est
jeune !) m'interpelle; elle me demande si, dans les moment qui
précèdent le réveil, mes rêves ne
prennent pas un caractère tout à fait particulier.
« En effet, dis-je; par exemple, j'en ai fait un tout
à l'heure qui est très curieux à ce point de
vue. Seulement il est assez long et il faudrait que je vous le
raconte entièrement si cela ne vous ennuie pas
trop ». Et je commence à raconter le rêve
précédent. Une jeune femme que j'aime beaucoup (qui
est-ce ?) m'interrompt et j'ai la stupéfaction de
l'entendre continuer à ma place le récit de mon
propre rêve. Elle rit de mon naïf étonnement,
car, à l'en croire, il est bien facile d'en faire autant.
Elle continue donc le récit avec exactitude sauf quelques
erreurs; par exemple, le prestidigitateur grotesque qui
apparaît à la cantonade au début de mon
rêve est dans sa version un facteur et joue un rôle
actif. Cependant nous arrivons à la gare. Le train me
paraît bien tragique. Où l'ai-je donc
déjà vu ?
Notes
(*) Note de l'auteur : Ce passage à tabac
me semble être l'écho d'une manipulation à
laquelle mon ami, le docteur F, s'est livré la veille
sur ma personne : compression des yeux pour mesurer le
réflexe oculo-cardiaque.
(**) On se reportera à l'original pour
voir le plan du local dessiné par l'auteur.
Variantes
(a) « Absolvant », adjectif :
néologisme
construit sur absoudre (participe présent, absolvant).
(b) « Teinte » : le mot
désigne-t-il
la couleur ou l'évocation du vêtement militaire ?
Probablement,
même s'il est surprenant de le voir suivre d'une pièce
de l'habillement, comme les éperons.
Corrections et leçons non retenues
13b : 41 « cantonnade » pour
« cantonade ».
Références
La Révolution surréaliste, no 5, Paris,
Éditions
Jean-Michel Place, réimpression, 1975, p. 12-13.
Édition originale
La Révolution surréaliste, no 5, Paris,
Gallimard, 15 octobre
1925, p. 12-13.
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