TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - Édition de Guy Laflèche TGdM

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Introduction Auteurs OEuvres Chronologie


Second des deux rêves de Noll
dans la Révolution surréaliste
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Marcel Noll, la Révolution surréaliste, no 7, section « Rêves », 15 juin 1926

II

      C'est à Odessa, pendant la révolution, un soir. Le crépuscule plutôt, car une faible clarté de fin de jour parvient à pénétrer par endroits dans la salle de spectacle où je me trouve, assis dans un fauteuil d'orchestre, à attendre la deuxième partie d'un spectacle organisé par les nouveaux dirigeants du pays. Le rideau se lève bientôt sur une clairière de forêt lorsque par une porte à ma gauche entre une jeune femme, très belle, tout habillée de bleu; d'un bleu-ciel très clair, très lumineux, et qui inonde aussitôt la salle d'une étrange clarté. Je pense que voilà la couleur qui tue les scrupules de l'homme. La jeune femme que je sais être l'étoile de la troupe José Padilla traverse la salle à pas lents, se dirigeant vers une loge où est assis un homme seul qui lui fait signe de s'approcher. Elle le rejoint et ils se parlent, lui souriant, elle gravement. Au moment où ma conscience est touchée par cette gravité qu'exprime toute l'allure de la jeune femme et son visage, je fais de vains efforts pour me rappeler en quelles circonstances j'ai pu autrefois, la rencontrer. Tout ce que j'obtiens, c'est que je ne lui ai jamais connu cette couleur. Après avoir en souriant furtivement, serré la main de son interlocuteur, elle monte sur la scène par un petit escalier à droite de l'orchestre. Au moment où elle est arrivée au milieu de la clairière, au moment où elle va parler, je remarque que sa couleur, son rayonnement n'a aucun pouvoir sur le vert qui règne sur la scène. Et elle parle, et à mesure que se prolonge son discours, sa robe pâlit, pâlit, et je pense que ce n'est plus qu'un vêtement comme en portent les autres femmes, un vêtement blanc, d'un blanc ordinaire, un blanc de première communion, pas même un blanc de rose. Elle parle en termes conventionnels de la pièce qu'ils « viennent d'avoir l'honneur de présenter devant nous », et de son auteur qu'on devine caché dans la forêt qui s'étend à perte de vue derrière la jeune femme; c'est en tremblant qu'elle prononce son nom : FANTOMAS ! Puis elle fait allusion à elle-même, répondant à des questions qu'elle devine posées par des spectateurs. Sa voix devient grave — je pense que sa conscience atteint et embrasse tout à coup la plus entière, la plus terrible vision d'elle-même, — son sourire de scène devient un rire désespéré lorsqu'elle dit en faisant du bras un geste lent et bas : « Je suis née un peu partout dans le monde ». J'ai à cet instant, la vision très nette d'une carte planisphère : les Balkans, où je distingue un fourmillement de choses informes, où je sens des forces obscures se mouvoir; et l'Asie, toute blanche et comme rayonnante, avec l'ombre de ses hauteurs et l'argent de ses fleuves. Sur le point de me réjouir d'un espoir soudain, d'une espèce de promesse qui vient de m'être faite, d'un gage qu'on vient de m'assurer, la jeune femme semble prête à s'évanouir sous le coup d'un grand effort qu'elle vient apparemment de fournir. À la vue de sa détresse, je suis aussitôt distrait par l'idée de son sacrifice.

      Je descends un très long escalier qui conduit dans un couloir long et sombre au bout duquel se trouve une cour faiblement éclairée par la lune d'une nuit agonisante. Je pense à la nouvelle journée qu'il va falloir vivre, je pense un peu au sang répandu (mal répandu) partout et je me sens infiniment attristé lorsque je constate que tous les scrupules, toutes ces faiblesses me sont en somme restés qui rendent si décevants mes rapports avec les hommes et les événements. À ce moment, j'aperçois la jeune femme de la veille, se dirigeant vers la cour. J'arrive à l'atteindre et la trouve toujours aussi grave, aussi essentiellement silencieuse. Elle me tend une main que je serre; et durant les quelques instants où nous allons côte à côte vers la cour qui recule à mesure que nous pensons l'atteindre, je songe au heurt douloureux et angoissant de nos deux pensées. Je sens tout l'irrémédiable de notre union, sans comprendre, et pourtant avec la force d'un espoir que je sais être toujours le même. Je devine que sous d'autres latitudes nous aurions peut-être, tous les deux, préféré l'indifférence...

      Au moment où la jeune femme fait mine de m'enlacer, je suis éveillé pour des causes étrangères au rêve.


Références

La Révolution surréaliste, no 7, Paris, Éditions Jean-Michel Place, réimpression, 1975, p. 7-8.

Édition originale

La Révolution surréaliste, no 7, Paris, Gallimard, 15 juin 1926, p. 7-8.



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