Dernier des quatre textes oniriques de Leiris
dans la Révolution surréaliste
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Michel Leiris,
la Révolution surréaliste,
no 7,
section « Rêves »,
15 juin 1926
C'est un rêve de voyages. Nous sommes
plusieurs à errer dans le continent entier en prenant
voitures, auto-cars, chemins de fer. Il y a des crimes dans les
stations isolées, les hôtels dans lesquels nous
descendons sont parfois attaqués par des bandits et le
revolver y est de rigueur. Dans une ville de province, je suis
juré et j'assiste à une condamnation à mort
(sans doute celle d'une femme de chambre).
Marcel Noll, qui voyage avec moi, me montre
dans une rue d'un faubourg de Paris le matelas de 30 mètres
de long qu'il emporte toujours en voyage. Deux couples peuvent y
dormir, chacun à un bout, mais ils risquent de se perdre
dans le long tunnel des draps. En route, ce matelas sert de valise;
Noll roule son bagage dedans et entoure le tout avec une
courroie.
Il y a Rimbaud aussi (ou
Limbour ? (1)), sous la forme d'un
enfant souffreteux, physiquement analogue à ceux que l'on
appelle « gibier de bagne » (a). Il traverse — comme tous les personnages
de ce rêve — plusieurs cycles de mort et de
résurrection.
Dans une ville que nous visitons, sur une
grande place où se dresse une statue de plâtre, un
monsieur en redingote qui me rappelle le fantôme de
Gérard de Nerval apparu une nuit dans ma chambre, il y a un
bagne sur le fronton duquel sont gravés ces mots :
PALAIS DU GREFFE (je voudrais lire PALAIS DES GREFFES) (b). Des femmes assez jolies, mais d'allure
populacière et très pauvrement vêtues, se
dirigent par petits groupes vers le monument. Je les entends parler
entre elles. Elles doivent se hâter de rentrer au bagne
où elles sont détenues, sinon elles seront en retard
et punies du fouet ou de la torture. C'était leur jour de
sortie; elles sont allées voir leurs maîtresses et ont
perdu du temps à les caresser. Car ces femmes sont
lesbiennes parce que les hommes ne veulent pas d'elles à
cause de leur vêtement misérable et de l'infamie de
leur condition.
Accompagné de ma fiancée,
j'entre dans le bagne. Nous voyons d'abord une sorte de
cloître le long duquel stationnent un grand nombre d'enfants,
surveillés par des femmes d'aspect aristocratique (et sans
doute anglo-saxonnes) qui sont les épouses des
geôliers (des « colons », ainsi qu'on les
appelle). Ces enfants sont habillés à l'anglaise et
portent des cartables de cuir sous le bras. Ce sont les fils des
détenus; ils attendent l'heure d'entrer en classe.
Au delà du cloître commence le
Musée. Ce lieu tient à la fois du Musée
Grévin, du Musée Carnavalet, du Parc des Attractions,
de l'Exposition des Arts Décoratifs, du Salon de
l'Aéronautique et du Jardin des Supplices d'Octave
Mirbeau.
Nous savons que ce musée est une sorte
de Musée de la Peur et nous y pénétrons en
redoutant la sorcellerie.
D'abord, ce n'est pas bien terrible. Il fait
seulement assez sombre et nous voyons des appareils assez analogues
aux nègres-dynamomètres, mais composés presque
uniquement d'ampoules électriques mobiles, multicolores,
figurant des démons. Ensuite ce sont de vastes stands
presque complètement obscurs. Dans l'ombre, on distingue
vaguement d'énormes avions construits en forme de
têtes d'oiseaux. Ces têtes d'oiseaux ont le bec grand
ouvert; c'est tout au fond de la gorge, étrange espace
nocturne où seules deux ou trois lumières luisent
comme des escarboucles, que se tient le pilote. La voûte du
crâne (haute à peu près comme une maison de six
étages) est une coupole de toile et doit servir de parachute
(ici cela se nomme « montgolfière »).
Nous n'avons pas encore très peur (il
est vrai que certaines attractions que l'on nous avait dites assez
inquiétantes ne fonctionnent pas), mais plus loin le
spectacle devient plus effrayant. Il y a comme au Musée
Grévin des personnages de cire qui ont l'air d'être
vivants, mais aussi des personnages vivants qui ont l'air
d'être en cire. Ce sont les bagnards. Ils subissent des
supplices horribles. Partout j'aperçois des chevalets, des
brodequins, des gibets, des roues chargées de cadavres, des
piloris, des escaliers remplis de membres dépecés et
toutes sortes d'instruments de torture qui me font penser aux
Prisons de Piranèse (2). Dans la
dernière salle, enfin, des bourreaux, vêtus de blouses
blanches dissèquent des hommes vivants.
Nous sortons alors du Musée et nous
nous embarquons sur un steamer, afin de visiter le reste du bagne.
Un instrument qui ressemble à un niveau d'eau est
placé au centre du pont, à côté de la
boussole. Un long tube vertical le fait communiquer avec la mer et
il indique, mieux que la ligne de flottaison, comment normalement
le bateau doit se tenir sur l'eau. Une dénivellation serait
le signe que le navire prend l'eau ou qu'une forte tempête le
menace.
Nous sommes au milieu d'une foule qui se
compose d'hommes, de femmes, d'enfants et d'animaux. Le bateau a
déjà gagné le large, quand une panique
épouvantable se produit. Le niveau d'eau s'est
« affolé », ce qui indique que nous
allons sombrer. Tous les passagers se jettent par-dessus bord et,
malgré les efforts qu'ils font pour surnager, ne tardent pas
à se noyer. Cependant, ma fiancée et moi, nous
gardons notre sang-froid et restons sur le bateau qui,
malgré une grave voie d'eau et la tempête, parvient
à regagner la rive, nous ramenant à terre sains et
saufs.
On nous félicite de notre courage et on
nous montre, dans le catalogue du Musée, une gravure
burlesque d'un artiste inconnu, représentant un accident
semblable arrivé quelque temps auparavant à un bateau
de la même compagnie. Je vois des gens qui tentent de se
sauver à la nage, des épaves, et, flottant à
la surface de l'eau, des sortes de trépieds renversés
que je prends pour des kangourous. Mais j'apprends que ce sont en
réalité des chevaux qui sont tombés à
l'eau la tête la première et se sont noyés.
Leurs queues et leurs membres postérieurs raidis
émergent seuls, et c'est cela que je prenais pour des
trépieds.
Notes
(1) Originaire du Havre (il est né à
Courbevoie), Georges Limbour (1900-1970) se lie d'amitié
avec les jeunes artistes et écrivains de Paris en
préparant sa licence de philosophie et fait partie du tout
premier groupe des surréalistes, qui l'excluront plus tard,
jugeant son oeuvre trop « littéraire ».
Justement, celle-ci se caractérise par son extrême
rigueur, Limbour écrivant beaucoup, mais publiant peu, du
moins sa poésie. Après avoir beaucoup voyagé
(après 1925, jusqu'en 1938), il publie des romans, mais
également des essais, dont un sur André Masson et
son univers avec Michel Leiris (1947). On lui doit
également l'Art brut de Jean Dubuffet (1953). Voir
le « Thesaurus » de l'Encyclopedia
Universalis à son nom.
(2) Les Prisons de Piranèse, ce sont
les Invenzioni di carceri (1745), une série
d'eaux-fortes de Giovanni Battista Piranesi (1720-1778).
Après les Anglais, les romantiques français ont
été fortement marqués par cet univers
« gothique » caractérisé par
d'obscurs et complexes enchevêtrements de souterrains, de
ponts et de galeries (notamment Hugo, Nodier et Gautier).
Variantes
(a) « Gibier de bagne » :
l'expression ne paraît pas attestée par nos
dictionnaires. Elle correspond probablement à
« gibier de potence » et on imagine l'aspect
d'un jeune voyou qu'on croit destiné au bagne...
(b) Pourquoi ? On parle bien au singulier du
greffe d'un tribunal, par exemple, où agit le greffier.
Peut-être justement parce qu'il ne devrait pas s'agir du
greffe du palais, mais d'un palais réunissant des greffes et
à eux consacré ? À moins que le jeu de
mot ne porte sur le genre et qu'on imagine ivoqué un palais
consacré aux objets et opérations de la greffe, des
greffes ?
Corrections et leçons non retenues
9b : 27 kangurous, pour kangourous.
Références
La Révolution surréaliste, no 7, Paris,
Éditions
Jean-Michel Place, réimpression, 1975, p. 8-9.
Édition originale
La Révolution surréaliste, no 7, Paris,
Gallimard, 15 juin
1926, p. 8-9.
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