Troisième des quatre textes oniriques (*) de
Leiris
dans la Révolution surréaliste
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Michel Leiris,
la Révolution surréaliste,
no 5,
section « Rêves »
15 octobre 1925
1o — Entrant un soir dans ma chambre, je
m'aperçois assis sur mon lit. D'un coup de poing
j'anéantis le fantôme qui a volé mon apparence.
À ce moment ma mère paraît au seuil d'une
porte, tandis que par la porte d'en face entre son double,
exactement semblable à elle. Je crie très fort, mais
mon frère survient, accompagné lui aussi de son
double, qui m'ordonne de me taire.
2o — Une rue de banlieue, la nuit, entre
des terrains vagues. À droite un pylône
métallique dont les traverses portent sur chacun de leurs
points d'intersection une lampe électrique allumée.
À gauche une constellation reproduit, renversée (la
base dans le ciel et la pointe vers la terre), exactement la forme
du pylône. Le ciel est couvert de floraisons (bleu
foncé sur fond plus clair) identiques à celles du
givre sur une vitre. Les lampes s'éteignent à tour de
rôle, et chaque fois que la lumière de l'une d'elles
s'évanouit, l'étoile correspondante disparaît
aussi. Il fait bientôt tout à fait
nuit.
3o — Dialogue entre André Breton
et Robert Desnos : A. B., à R. D. — La
tradition sismotérique (a) R. D.
(se transforme en pile d'assiettes).
4o — Je pars en bateau-mouche d'un petit
port fluvial dans lequel sont amarrés les vaisseaux des
pirates et des corsaires du XVIIe et du XVIIIe siècles. Tous
les genres d'embarcations sont représentés; il y a
même un bateau à vapeur, analogue aux remorqueurs que
l'on voit sur la Seine. Le Vaisseau-Amiral est très grand,
constitué par deux moitiés de coque reliées
entre elles par un pont unique, de manière à ce qu'un
navire plus petit puisse traverser le Vaisseau-Amiral dans le sens
de la largeur et passer sous le pont comme sous une arche fixe.
Les voiles ne peuvent faire qu'un mouvement, s'abaisser et se
relever comme des ponts-levis, ou comme des ailes, selon le
mouvement simple auquel on réduisait autrefois le vol des
oiseaux. Le bateau-mouche me conduit aux ruines
de l'abbaye de Jumièges (1).
Après une longue promenade à travers des couloirs et
des escaliers, je trouve, couché dans un lit, mon
frère. Je lui demande ce qu'il fait là. Il me
répond qu'il dirige le « Dispensaire de
l'Abbaye », — puis il m'explique le jeu de la
« Visite au Tact », pratiqué à
des dates fixes dans la région (dans une crypte du
monastère, plusieurs jeunes filles se tiennent, nues, et le
visage masqué; un jeune homme, désigné par le
sort, part à minuit d'un village voisin et s'introduit dans
la crypte les yeux bandés. Il doit faire l'amour avec les
jeunes filles, jusqu'à ce qu'il ait reconnu l'une d'entre
elles, rien qu'au toucher, et si celle-ci de son côté
l'a reconnu il est tenu de l'épouser).
5o — Je suis au bord de la mer, sur une
plage du genre de
Palm-Beach, avec une amie nommée Nadia. Pour s'amuser
à me faire peur et savoir si j'aurais du chagrin de sa mort,
Nadia, qui sait très bien nager, veut faire semblant de se
noyer. Mais elle se noie pour de bon, et l'on me rapporte son corps
inanimé. Je commence par pleurer beaucoup, puis je finis par
me consoler en faisant ce petit jeu de mots :
Nadia, naïade noyée.
Notes
(*) Comme nous l'avons fait pour les
« fragments » ou
« parties » du texte de
Michel Leiris dans le numéro précédent de la
revue, nous ne
distinguons pas ces cinq « textes » en autant
de
« récits de rêve ». Comme on le
verra, il s'agit
cette fois-ci de cinq « variations » sur les
formes du
texte onirique (apparition, vision ou tableau vivant, dialogue de
forme
« cadavre exquis », fragments de rêve
et... récit
de rêve !). Ces cinq variations constituent
manifestement un ensemble,
même si elles « varient » -- et
précisément
pour cela.
(1) L'abbaye de Jumièges (en Seine-Maritime,
près de Rouen) a été fondée par saint
Philibert en 654. L'église abbatiale a été
consacrée en 1067. Après la Révolution, on a
fait sauter la tour-lanterne pour en récupérer les
pierres. L'abbaye proprement dite est aujourd'hui presque
entièrement disparue, mais on visite les ruines bien
conservées de deux églises.
Variantes
(a) « Sismotérique »
paraît une
création sur les dérivés de
« séisme » qui font
« sismo- »
(sismologie, sismologue, etc.) et, bien entendu, le suffixe ou
peut-être
pseudo-suffixe « -rique » (rikos), celui...
d'ésotérique ! bien entendu.
Références
La Révolution surréaliste, no 5, Paris,
Éditions
Jean-Michel Place, réimpression, 1975, p. 10-11.
Édition originale
La Révolution surréaliste, no 5, Paris,
Gallimard, 15 octobre
1925, p. 10-11.
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