Deuxième des six rêves (*)
de Morise
dans la Révolution surréaliste
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Max Morise,
la Révolution surréaliste,
no 4,
section « Rêves »,
15 juillet 1925
Les personnes qui sont attablées avec
moi sont celles qui habitent ordinairement la
propriété rurale de mon oncle L... Nous mangeons une
excellente omelette préparée par mon frère
A... Entre un curé, un curé de campagne dont la
noirceur me cause un insupportable malaise. Nous apprenons la mort
de quelqu'un. Naturellement, tous les convives se lèvent
aussitôt de table et passent dans la pièce voisine
pour manger une autre omelette plus cuite. J'en profite pour me
régaler subrepticement de ce qui reste de l'omelette
défendue, tout en me réjouissant à la
pensée que je pourrai encore manger ma part de la seconde
omelette que l'on m'aura certainement gardée.
Malheureusement, lorsque je me présente à table, je
m'aperçois qu'on ne m'a réservé qu'une part
minuscule, ce dont je me console aisément car cette omelette
est vraiment beaucoup trop cuite...
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La voiture dans laquelle je me promène
en compagnie de S... nous conduit vers la patinoire, sorte
d'enceinte ovale ressemblant à la fois à un
vélodrome et à des fortifications à la Vauban.
En chemin, nous croisons des groupes de patineurs et de patineuses
qui disputent des courses; il y a des coureurs de vitesse qui
avancent à rapides foulées, des coureurs de fond qui
pédalent sur des bicyclettes à patins. Nous arrivons
à la patinoire juste pour assister à l'arrivée
d'une épreuve. Trois concurrents débouchent presque
ensemble du dernier virage. Ils sont montés sur de curieux
véhicules construits tout en hauteur et s'actionnant au
moyen d'une poignée à laquelle on imprime un
mouvement de va-et-vient arrière-avant. Le but est
marqué par un pont de maçonnerie que doit franchir le
vainqueur. Or à peine celui-ci s'y est-il engagé que
le pont s'écroule à grand fracas soulevant un
énorme nuage de poussière. Quand le nuage s'est
dissipé nous pouvons voir que les deux concurrents vaincus
se sont arrêtés juste à temps pour
éviter la chute dans l'abîme qui s'ouvre à
leurs pieds.
Cet accident a eu, entre autres
fâcheuses conséquences, celle de couper par le milieu
l'interminable train de marchandises qui doit nous permettre de
continuer notre chemin. On finit par décider cependant de se
mettre en route, mais, par précaution, on recommande aux
voyageurs de s'appuyer de la main à la haie qui borde le
chemin de fer ou aux trucks (a)
chargés de pierres et de charbon garés sur les voies
contiguës, ce qui fait fort mal aux paumes et aux doigts.
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Le train approche du terminus. Il s'engage
dans un long et
étroit couloir dont le parquet est méticuleusement
ciré et dont les hautes parois sont faites d'un beau bois
jaune et brillant. Bientôt, sur la droite, la voie surplombe
une ville, tandis que sur la gauche s'ouvre une série de
vastes stalles construites dans le même goût que le
couloir, séparées les unes des autres seulement par
une cloison et comme tapissées du haut en bas de rayons de
bibliothèque chargés d'un nombre incalculable de
volumes. À chaque stalle, le train fait halte et tous les
voyageurs descendent pour chercher un livre, un seul qu'ils ne
trouvent d'ailleurs pas. Cette opération doit être de
la première importance à en juger par
l'activité fébrile que déploient mes
compagnons de route. Je me mets moi-même à chercher,
sans trop savoir d'ailleurs ce qu'il faut trouver.
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À l'un de ces arrêts, je suis
amené à entrer dans les W.C. où je trouve
quelques paquets enveloppés dans de la cellophane et
apparemment dénués d'intérêt. Toutefois
je consulte les personnes présentes avant de les jeter et
bien m'en prend car S... me fait remarquer que ces paquets
contiennent des dessins. Et en effet j'ai la stupéfaction de
découvrir une grande variété de dessins
exécutés par moi à différentes
époques de ma vie, ainsi qu'un livre dédicacé
de Paul Eluard, toutes choses que j'avais perdues quelques jours
auparavant. Je ne peux d'ailleurs absolument pas arriver à
me mettre dans la tête le titre du livre, en tous points
semblable à une grammaire d'enfant, que je m'obstine
à appeler « Immortelle maladie »
malgré les semonces d'Eluard.
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Une fois descendu du train, je
m'aperçois que mes compagnons de voyage ne sont autres que
mes anciens compagnons de régiment, et qu'en somme nous ne
sommes venus jusque-là que pour faire l'exercice. Nous
prenons donc nos fusils, avec le vague espoir de trouver ce que
nous cherchions tout à l'heure. S... est toujours avec moi,
mais chaque fois que les nécessités militaires
passent au premier plan, par exemple dans les rassemblements, elle
est remplacée à mes côtés par
René Crevel, dont la personne s'efface à son tour
dès qu'on est mis au repos. Alors apparaît le
lieutenant Flori, du 104e régiment d'infanterie, un Corse
à la cervelle exiguë, sous les ordres de quoi j'ai fait
mon service militaire et à quoi (b) je
n'ai jamais pu penser depuis sans nausées. Dès ce
moment, je sens que rien ne va plus, que je n'arriverai pas
à tirer de mon fusil le parti que j'en espérais et le
rêve se termine au summum de mon indignation.
Notes
(*) Dans l'appendice C de sa thèse
(p. 252), Frédéric Canovas propose de compter
ici cinq récits de rêve, isolant ainsi les cinq
fragments du texte séparés par des pointillés.
Après le premier (complètement indépendant),
les quatre fragments suivants présentent de plus en plus de
cohésion et de rapports entre eux, de sorte que l'ensemble
constitue manifestement un seul et unique récit de
rêve.
Variantes
(a) Le truck est le wagon plate-forme des chemins
de fer.
(b) Puisque le relatif est
répété (quoi
mis pour qui), il ne s'agit évidemment pas d'un
lapsus. C'est la
méprisante chosification du « Corse à la
cervelle
exiguë ».
Références
La Révolution surréaliste, no 4, Paris,
Éditions
Jean-Michel Place, réimpression, 1975, p. 6.
Édition originale
La Révolution surréaliste, no 4, Paris,
Gallimard, 15 juillet
1925, p. 6.
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